Michaël Haidenberg, 22/12/2015
Le délit de solidarité , qui consiste à aider des migrants dans le besoin, n’est pas mort, contrairement à ce qu’avait annoncé Manuel Valls en 2012. Une bénévole vient d’être condamnée à Grasse pour avoir tenté d’aider deux Érythréens. Ailleurs en France, les poursuites se multiplient.
Depuis 2012, on croyait le « délit de solidarité » enterré. Vendredi , il a pourtant resurgi du passé : Claire , une militante de 72 ans , a été condamnée pour avoir aidé en juillet des migrants érythréens à voyager. Le tribunal de grande instance de Grasse l’a condamnée à 1 500 euros d’amende, au grand dam d’associations d’aide aux étrangers d’autant plus inquiètes que d’autres cas de poursuites judiciaires ont émaillé l’année 2015. Ainsi, le 14janvier prochain, ce sera au tour d’un Anglais de comparaître devant le tribunal de Boulogne- sur-Mer, pour avoir voulu venir au secours d’une enfant de 4 ans résidant dans la jungle de Calais. Est-ce le signe d’un retour en arrière ? Ou faut-il parler de circonstances bien particulières ?
L’enjeu est hautement symbolique. En septembre 2012, Manuel Valls avait annoncé la suppression de ce délit qui permettait de poursuivre toute personne ayant « tenté ou facilité » le séjour d’étrangers en situation irrégulière en France : « Notre loi ne saurait punir ceux qui, en toute bonne foi, veulent tendre une main secourable », expliquait celui qui était alors ministre de l’intérieur.
Ce « délit de solidarité », une expression inventée par des défenseurs des étrangers, avait connu un pic de notoriété en 2009 avec la sortie du film Welcome gui contait l’histoire d’un maître nageur souhaitant aider un jeune Afghan à rejoindre l’Angleterre par la nage, et dont les projets se trouvaient contrariés par la police.
La loi du 31 décembre 2012 n’a cependant pas tout réglé, comme le montre la condamnation de Claire. Ancienne maître de conférences en chimie , cette retraitée de 72 ans est bénévole au sein de l’association « Habitat et citoyenneté », une association d’aide aux migrants en situation précaire. Le13 juillet, elle se trouve avec d’autres militants en gare de Nice , pour traquer les contrôles au faciès effectués par la police. Elle y rencontre un mineur Érythréen de 15 ans, en provenance de Vintimille, sans argent, qui ne parle pas français, et qui lui dit seulement « Paris ». Puis, sur le parvis de la gare, elle fait la connaissance d’une autre Érythréenne, âgée de22 ans, munie d’un billet de train pour la capitale.
Tous deux font face à des policiers qui veulent visiblement les empêcher de voyager. «Après en avoir parlé avec un ami,j’ai décidé de les emmener à Antibes, où je pensais qu’il y aurait moins de policiers », raconte-t-elle. Peine perdue : un agent de la SNCF les repère, alerte la police. Claire refuse de présenter ses papiers d’identité (« c’est peut-être le seul tort que j’ai eu, mais je ne le regrette pas »). Elle est menottée , son téléphone confisqué ; fouillée, elle est placée en garde à vue pendant 24 heures, et le lendemain, elle est conduite menottes aux poignets dans son immeuble où son appartement est perquisitionné. Puis elle est convoquée au tribunal pour avoir «facilité, par aide directe ou indirecte, l’entrée irrégulière, la circulation irrégulière, le séjour irrégulier de deux étrangers en France ».
L’article L622-1 est en effet toujours en vigueur : il prévoit qu’aider des sans-papiers est passible de 5 ans d’emprisonnement et d’une amende de 30 000 euros. L’article L622-4 a cependant été ajouté en 2012, et il prévoit des exemptions. Pour ne pas être condamné , il faut d’abord n’avoir touché aucune contrepartie , notamment financière. Aucun doute sur ce point : Claire, chez gui on n’a pas retrouvé d’argent en liquide, n’a jamais été un passeur.Juste une bénévole.
Pour être considéré comme innocent, il faut cependant remplir une seconde condition sur le type d’aide apporté. Le texte de loi «précise» qu’il faut avoir fourni « des conseils juridiques ou des prestations de restauration, d’hébergement ou de soins médicaux destinées à assurer des conditions de vie dignes et décentes à l’étranger, ou bien toute autre aide visant à préserver la dignité ou l’intégrité physique de celui-ci ».
Avoir conduit ces Érythréens à la gare relève-t-il d’une « aide visant à préserver leur dignité ou leur intégrité physique » ? Non, à en croire le tribunal de Grasse, qui reproche à Claire d’avoir soustrait ces migrants à un contrôle de police. Oui , selon son avocate , Me Sarah Benkemoun, qui fait appel du jugement car elle estime que ce n’est pas la question : sa cliente a empêché un mineur et une jeune femme de se retrouver en détresse , dans la rue , dans une ville qui leur était inconnue. Elle a voulu les aider à rejoindre leur famille à Dijon et Paris.
« Ils étaient en danger. Elle a eu une démarche humanitaire. Elle n’a pas aidé des fugitifs, elle ne leur a pas fabriqué de faux documents, elle ne les a pas cachés. Ils auraient d’ailleurs pu rejoindre Antibes par leurs propres moyens. Mais dans le contexte actuel, entre les attentats de Paris et les élections, plaider la solidarité n’est visiblement pas aisé. »
Claire ne comprend pas plus la décision : « Depuis 2009,j’aide des étrangers. J’ai déjà hébergé chez moi des Géorgiens, Érythréens, Soudanais, Tchadiens, et cela ne pose visiblement pas de problème. Quand j’aide un sans-papiers à se soigner et que je le conduis à l’hôpital, on me félicite. Et là, on me condamne. Ces Érythréens se sont finalement retrouvés dans la rue, on a perdu leur trace, alors qu’ils cherchaient juste à rejoindre leur famille. Tout ça pour ça. »
«Je ne pouvais pas laisser passer cette enfant une nuit de plus dans cet endroit horrible »
Stéphane Maugendre, président du Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigrés), estime que « toute l’ambiguïté du texte de loi » éclate au grand jour. Tous les six ans, note-t-il, le délit de solidarité réapparaît. 1997 : condamnation de Jacqueline Deltombe , coupable d’avoir prêté les clefs de son appartement à un sans-papiers. 2003 : fortes mobilisations contre le projet de Sarkozy de durcir les peines encourues. 2009 : des condamnations mènent à un affrontement dur entre les militants et le ministre Éric Besson. Et maintenant 2015, avec, faute de suppression , un danger qui renaît.
Camille Six, juriste à la PSM (Plateforme de service aux migrants), estime que la loi, sujette à interprétation, l’oblige à prévenir les bénévoles : «Attention ! Ralliez-vous aux réseaux d’hébergements existants plutôt que de vous lancer seuls dans l’aventure. Car cette activité de soutien n’est pas sans risque. »
Ces ambiguïtés donnent lieu à des interprétations différentes selon les juridictions, et parfois jusqu’au sein des tribunaux. À Perpignan, Denis a hébergé à son domicile une famille arménienne (avec deux enfants de 3 et 6 ans), sous le coup d’une obligation de quitter le territoire. Pendant ses 36 heures de garde à vue, il fut demandé à Denis : « Qui faisait la vaisselle ? » Sa réponse a fourni l’occasion d’un procès, au motif que les migrants versaient une contrepartie : ils « participaient aux tâches ménagères (cuisine, ménage, etc.) ».
Le 15 juillet, jour du procès, le procureur de la République de Perpignan est cependant venu en personne à l’audience pour demander la relaxe de Denis. Mais l’absence de condamnation ne signifie pas que ce type d’affaire ne laisse pas de trace. Les bénévoles, angoissés, savent qu’ils peuvent être poursuivis, longuement interrogés, ignorent au bout de combien de temps ils seront relâchés. Camille Six va jusqu’à parler d’un « harcèlement moral » des militants.
Rob Lawrie en a fait les frais. Cet ancien soldat britannique de 49 ans, père de quatre enfants, a tenté de faire passer clandestinement la frontière à Bahar, une enfant afghane de 4 ans. Il comparaîtra le 14 janvier devant le tribunal de Boulogne-sur-Mer où il encourt lui aussi une peine de cinq ans de prison pour cet acte qui, selon son avocate, Me Lucile Abassade, relève pourtant de «l’aide humanitaire».
Rob, qui habite près de Leeds, connaît bien la jungle de Calais. Après avoir vu les images dans la presse du corps d’Aylan Kurdi, l’enfant syrien échoué sur une plage turque, il a décidé de faire régulièrement l’aller-retour pour aider les étrangers qui y résident : il a créé un groupe d’entraide pour récolter des vêtements et de la nourriture. Sur place, il aidait à construire des cabanes. Sur sa page Facebook, il a posté une vidéo de ce qu’il y a vu.
Il y a fait la connaissance de Bahar et de son père. À la presse britannique, il a raconté : « Je ne pouvais pas laisser passer cette enfant une nuit de plus dans cet endroit horrible. Les conditions étaient horribles. Cela m’a rappelé des décharges de Bombay. Et quand vous avez vu ce que j’ai vu, toute pensée rationnelle sort de votre tête. »
Son avocate détaille : « Fin octobre, il y avait une grosse vague de froid, ils étaient au milieu du bois, dans la misère. Le père de Bahar a demandé à Rob de bien vouloir emmener son enfant chez sa tante, en Angleterre. Rob a ressenti une forme d’urgence et il a craqué. »
Rob a caché la petite fille dans un des compartiments de stockage de son van, au-dessus du siège du conducteur. Mais des chiens renifleurs ont détecté deux Érythréens cachés, à son insu , à l’arrière de sa camionnette. Bahar a été découverte et Rob Lawrie arrêté. Il a prévenu : «Je m’excuserai devant le juge. Je ne dis pas : « Hé, regardez-moi, je suis un héros »,je dis : « J’ai pris la mauvaise voie, trouvons la bonne ». »
À Calais, il n’est pas le seul à venir au secours des étrangers. « Si on poursuivait tous les gens qui aident les étrangers, les tribunaux seraient pleins », explique Me Marie-Hélène Calonne, avocate spécialiste du droit des étrangers à Boulogne-sur-Mer.
Cela n’empêche pas la police de mener la vie dure à certains militants, parfois en contournant le délit de solidarité. À Calais, un arrêté interdit aux militants de s’arrêter sur le chemin des dunes, le chemin qui conduit de la ville à la plateforme Jules-Ferry. Les policiers laissent les bénévoles entrer, et une fois qu’ils stationnent, ils leur collent des PV, racontent plusieurs associations présentes sur place.
À Norrent-Fontes, quatre abris pour les exilés avaient été construits en 2012, avec l’accord du maire de l’époque. Deux de ces abris de fortune ont été détruits au printemps dernier dans un incendie accidentel. Les membres de l’association Terre d’errance ont voulu le reconstruire. Le maire leur a opposé le droit de l’urbanisme , qui ne posait pourtant pas de problème auparavant. Suite à deux plaintes de la mairie, ils ont été poursuivis par le procureur de Béthune pour construction illégale sur un terrain municipal ; ils encourent 3 mois de prison et 75 000 euros d’amende. Pire : à défaut de pouvoir continuer à construire, les militants ont posé une toile protégeant les migrants de la pluie. Nouvelle plainte et convocation au commissariat. « Mettre à l’abri : voilà donc né un nouveau délit de solidarité ! », dénonce le Gisti.
Offrir une toile ou un toit n’est donc plus une sinécure. À Dijon , un militant de la Ligue des droits de l’homme a été poursuivi pour avoir hébergé des sans-papiers. Et le curé de Montreynaud (Saint-Étienne), pour avoir hébergé des sans-papiers dans un lieu de culte qui n’offrait pas toutes les conditions requises en matière d’hygiène et de santé publique.
Léopold Jacques, lui, après avoir été condamné en première instance, a fini par obtenir gain de cause devant la cour d’appel de Rouen. Celle-ci a estimé que ce bénévole à la Croix-Rouge et membre de France Terre d’Asile ne pouvait être condamné pour avoir aidé une Congolaise en 2011 : il avait fourni à cette femme malade des attestations d’hébergement pour qu’elle puisse bénéficier de soins médicaux en France. Léopold jacques, 70 ans, croyait en avoir enfin fini avec la justice. Le parquet a toutefois décidé de se pourvoir en cassation.