Le ministre de l’intérieur ne cache pas son intention depuis des mois : il veut rendre « la vie impossible aux étrangers en situation irrégulière ».
Publié le 13 mars 2023, par Céline Martelet & Alexandre Rito, photos Alexandre Rito
Il est 12h10, ce mardi 10 janvier, lorsque plusieurs femmes et hommes en uniforme se placent au bout d’un quai de la Gare du Nord à Paris. Ils sont sept au total. Des policiers, des membres de la sûreté ferroviaire et trois fonctionnaires de la police aux frontières, la PAF. Tous en rang, ils dévisagent les passagers qui s’engagent sur ce quai. Sur l’écran, la destination s’affiche : Calais, départ 12H25. Seuls quelques passagers pressés passent devant eux en poussant des valises à roulettes. Personne n’est arrêté pour un contrôle d’identité.
Quelques minutes plus tard, les forces de l’ordre se déplacent de quelques mètres pour surveiller les passagers d’un train en provenance d’Amsterdam. Il est 12h35.
C’est exactement en descendant de ce train que Azizullah (le prénom a été modifié) a été arrêté en décembre dernier. Ce jour-là, le jeune Afghan posait pour la première fois le pied en France avec l’intention d’y déposer une demande d’asile. Pour arriver à la Gare du Nord, pendant plus d’un an, le jeune homme a traversé l’Iran, la Turquie et l’Europe jusqu’en France. A peine débarqué à Paris, il n’a pas même pas eu le temps d’appeler l’Ofii, l’Office Français de l’Immigration de l’Intégration : la police lui a immédiatement délivré à sa descente du train une OQTF, une obligation de quitter le territoire français.
Lorsque nous le rencontrons devant les bureaux de l’Ofii à Paris, Azizullah est complètement perdu. Il plie et replie avec angoisse cette feuille blanche avec l’insigne “Préfecture de Police”. Les traits creusés par deux nuits dans la rue, le jeune afghan cherche désespérément à saisir le sens de ce document que la police française lui a remis il y a 48 heures. Dans la file d’attente, un autre Afghan se dirige vers lui et vient lui faire comprendre qu’il doit quitter la France. Le regard d’Azizullah se fige « J’ai fui l’Afghanistan, lorsque les talibans ont repris le pays. Je ne vais pas y retourner. » Quelques minutes plus tard, le jeune homme est reparti.
Des exilés en détresse, la Cimade en reçoit plus d’une centaine par jour dans sa permanence du 17eme arrondissement. Dès 8H30, ils sont déjà des dizaines à attendre sur le trottoir. Des femmes, des enfants, des hommes. Dans le froid Michèle, l’une des bénévoles, tente d’organiser les choses. À l’intérieur, dix bénévoles reçoivent, écoutent et orientent avec patience ces exilés. Beaucoup sont sous le coup d’une OQTF, une mesure administrative d’éloignement des étrangers prévue en droit français depuis 2006. Assise derrière une petite table, Anne-Marie tend deux grandes enveloppes à Ali ( le prénom a été modifié), un malien. « Il faut aller déposer une requête au tribunal administratif le plus rapidement possible, il vous reste moins de 24 heures. » Anne Marie est bénévole à la Cimade depuis 20 ans. Elle poursuit, « Ali, par les temps qui courent, n’allez pas dans les gares, ne prenez pas trop le métro ou le bus. » La veille, Ali a été arrêté sur un chantier de construction où il travaillait. Il vit en France en situation irrégulière depuis cinq ans. « C’est compliqué. Je ne sais pas si cela va marcher devant les juges s’ils vont me laisser rester en France et annuler cette OQTF », confie le malien. « J’ai peur de me faire arrêter encore en sortant d’ici maintenant je suis sur mes gardes. »
À la table juste derrière une autre bénévole reçoit une femme avec un bébé dans les bras. Et, elle donne aussi ce même conseil : ne pas aller dans les gares. « La semaine dernière, j’ai eu trois cas de personnes interpellés à Gare du Nord qui se sont vus notifier des OQTF. Ils font des contrôles au faciès », assure Anne-Marie.
Pour toutes les associations qui viennent en aide aux personnes sans-papiers, une circulaire a déclenché un emballement , “ une chasse aux étrangers en situation irrégulière” pour certains interlocuteurs : celle dite du 17 novembre . Dans ce texte adressé aux préfets, les instructions de Gérald Darmanin sont très claires: « Je vous demande d’appliquer à l’ensemble des étrangers sous OQTF la méthode employée pour le suivi des étrangers délinquants ». Pour cela, le ministre de l’Intérieur demande aux préfets de délivrer des « Obligation à quitter le territoire français à l’issue d’une interpellation ou d’un refus de titre de séjour » et « d’exercer une véritable police du séjour ».
Cette circulaire préfigure la future loi sur l’immigration voulue par le gouvernement, et portée par Gérald Darmanin. Le texte doit être étudié fin mars au Sénat. La moitié des vingt-sept articles de ce projet de loi se concentrent sur les étrangers en situation irrégulière que le gouvernement veut pouvoir expulser plus facilement, avec en premier lieu ceux déjà condamnés pour des crimes et des délits punis de dix ans ou plus d’emprisonnement. Le texte prévoit aussi de « réduire le champ des protections contre les décisions portant obligation de quitter le territoire français lorsque l’étranger a commis des faits constituant une menace grave pour l’ordre public, la sécurité publique ou la sûreté de l’Etat ».
“La menace à l’ordre public” pour des OQTF à la chaîne.
Le 5 octobre 2022, le préfecture de Police de Paris ordonne le démantèlement d’un camp d’exilés dans le 19eme arrondissement de Paris. Ce jour-là, vingt-sept personnes sont envoyées au Centre de rétention administrative du Mesnil-Amelot, près de l’aéroport Paris Charles-de-Gaulle. Parmi elle, Majid ( le prénom a été modifié), un jeune syrien de 22 ans. Le motif de son OQTF ? : « Outrage à une personne chargée d’une mission de service public. » Rencontré au CRA, Majid l’assure, il n’a menacé aucun policier. Aucune procédure judiciaire n’a d’ailleurs été engagée contre lui.
« Ce motif de menace à l’ordre public est de plus en plus utilisé, constate Justine Langlois, avocate au barreau de Seine Saint Denis. Auparavant, elle était utilisée surtout pour motiver les OQTF des personnes condamnées mais aujourd’hui, elle est utilisée pour la moindre interpellation avec un outrage. Les forces de l’ordre ont des directives : utiliser la menace à l’ordre public pour donner plus de force à l’OQTF en cas de recours. » Contacté sur ce point, le ministère de l’intérieur n’a pas donné suite à nos demandes.
En décembre 2022, Alpha est arrêté après un contrôle d’identité musclé dans une rue à Paris. Le père de famille malien est en situation irrégulière, pendant sa garde à vue, on lui délivre une OQTF mais personne ne lui donne le document qui lui permet de faire un recours devant le tribunal administratif dans les 48H . Alpha insiste. « L’un des policiers m’a dit “retourne en Afrique” », se souvient-il. Le malien, âgé de 30 ans, retourne donc au commissariat accompagné d’un bénévole de la Cimade.
« Les policiers l’ont tutoyé. Moi, ils me vouvoyaient, » s’insurge Eric. « Le droit des étrangers aujourd’hui n’est plus le même. Si tu es étranger tu n’es pas traité de la même manière, c’est évident ! » A force d’insister, Alpha parvient à récupérer son OQTF, et parvient à déposer un recours à la dernière minute. « Je me suis dit de toute façon avec eux, je ne vais jamais gagner alors je n’ai rien dit face aux propos racistes. »
Vivre dans l’angoisse.
Dans son projet de loi initial voulu par Gérald Darmanin prévoyait de délivrer une OQTF aux demandeurs d’asile dès le rejet de leur dossier par l’OFPRA. Mais l’exécutif a finalement écarté cette mesure. Pourtant dans les faits, elle est déjà appliquée. Dans le Morbihan, Giorgi et Galina, un couple de Géorgiens doivent y faire face depuis plusieurs mois. Avec leurs enfants âgés de 7 et 11 ans, en juin 2022, ils fuient la Géorgie où le père est menacé par un groupe mafieux. Après un périple entre la Russie et la Turquie, la famille arrive quelques semaines plus tard à Questembert après avoir déposé une demande d’asile. Les enfants vont très vite à l’école. Les parents prennent des cours de français. Le 30 novembre 2022, le couple reçoit un courrier de l’OFPRA leur annonçant que leur demande d’asile est rejetée. Motif : les risques d’atteintes graves auxquels ils se disent exposés en cas de retour dans leur pays ne sont pas avérés. Un premier choc. Le deuxième arrive fin janvier. Giorgi et Galina se voient notifier une OQTF. Aussitôt, l’école où sont scolarisés les enfants se mobilise pour empêcher cette expulsion. Le maire de Questembert et des élus suivent le mouvement. Le 1er mars, le recours de la famille a été examiné par le tribunal administratif de Rennes. La décision est attendue dans 15 jours. « Ils se sont enfuis en laissant une vie derrière eux, en essayant de ménager leurs enfants tant bien que mal et puis finalement en arrivant ici , l’insécurité est toujours présente, tient à préciser Kristel, membre du comité de soutien de la famille. On leur dit qu’on ne veut pas d’eux pour des raisons plus hautes qui leur échappent. Tout cela est très angoissant. Mais, ils restent souriants malgré le stress de devoir peut-être repartir dans un pays où ils sont clairement menacés. »
Selon les derniers chiffres du ministère de l’intérieur disponible, au premier semestre 2021, 62 207 OQTF ont été prononcées en France. 3 500 ont été exécutées seulement. En cause, la difficile identification des individus mais aussi le manque de coopération des pays d’origine qui refusent de délivrer des laissez-passer consulaires nécessaires au retour de leurs ressortissants.
Pour les femmes et hommes qui se sont vus notifier une OQTF , le quotidien change. « C’est une épée de Damoclès au-dessus de leurs têtes, à tout moment ils peuvent être conduits dans un centre de rétention administrative », confie Stéphane Maugendre , avocat et président du Gisti. « S’ils prennent le métro ou leur voiture, ils ont peur. Finalement, c’est chez eux qu’ils sont un peu tranquilles. On est en train de créer une catégorie de sans-papiers ultra-précaire. »
Cette angoisse, Rama, la trentaine la vit à chaque minute. Sous le coup d’une OQTF, après avoir été arrêtée et placée en garde à vue dans le cadre d’une enquête toujours en cours, la jeune mère a été envoyée au centre de rétention administrative de Mesnil-Amelot .« J’entends passer les avions au-dessus de ma tête, je me dis que bientôt je vais être à bord de l’un d’eux. » Lorsqu’elle s’assoit dans la petite salle réservée aux visites, Rama est rongée par l’inquiétude. « Ils veulent m’envoyer au Sénégal. Je ne connais pas ce pays. Je suis arrivée en France à l’âge de 4 ans », s’agace Rama. Son fils de trois ans est français. Il vit aujourd’hui chez sa grand-mère. « De toute façon, ils peuvent m’expulser. Je vais revenir, toute ma famille est ici », lance déterminée Rama avant de retourner au bâtiment 3, celui réservé aux femmes dans ce CRA de Mesnil-Amelot.