Didier Arnaud 26/11/1996
Les avocats dénoncent les dysfonctionnements de l’aide judiciaire et l’errance de leurs clients.
Au palais de justice de Bobigny (Seine-Saint-Denis), les justiciables les plus démunis prennent leur mal en patience. Délai pour obtenir l’aide juridictionnelle (système de prise en charge des plaignants dans le besoin) entre un an et quatorze mois. Lundi après-midi, les avocats en tenue sont sortis devant le palais pour dénoncer cette situation et les errements de leurs clients. Les uns vont à l’audience sans défenseur. Les autres préfèrent attendre ou vont se faire juger ailleurs. «Une de nos adhérentes s’est débrouillée pour faire son dossier à Paris, en un mois c’était réglé», explique la responsable d’une association de défense des droits de la femme présente à la manifestation. Des assistantes sociales encouragent les familles à donner des adresses fictives pour que leurs demandes soient traitées dans d’autres tribunaux plus rapides, comme celui de Créteil (Val-de-Marne). A Bobigny, ça traîne et les avocats râlent: «Le traitement de l’aide judiciaire: le procès arrive avant, et nous après», dit un avocat.
Tous ont des exemples en tête. Celui de cette adolescente de 14 ans victime d’un viol en octobre 1995, dont le dossier ne connaîtra d’issue qu’un an après: l’avocat est désigné le 20 septembre 1996. Cet autre où une mère de trois enfants, en procédure de divorce depuis mars dernier, attend toujours l’aide d’un conseil. Entre-temps, son mari a frappé encore plus fort. Après un séjour à l’hôpital, la maman a été placée dans un foyer d’hébergement, ses enfants confiés à des membres de la famille. Le mari, lui, vit seul au domicile conjugal.
Au bureau d’aide juridictionnelle du palais de justice, il n’y a qu’une dame derrière un guichet. Un retraité s’énerve contre les lenteurs: «Je demande juste d’avoir un avocat.» La photocopieuse est en panne. Deux étages plus haut, les dossiers attendent aussi, entassés dans un petit bureau, à même le sol, sur les tables et les sièges.
Le syndicat des avocats de France (SAF) comptabilise 6 600 foyers (représentant plus de 25 000 personnes) dont les demandes n’auraient pas été satisfaites. «Cela fait un an qu’on essaie de faire remuer les choses mais rien n’a abouti», explique Stéphane Maugendre, président de la section SAF de Bobigny.
Selon les avocats, cette situation est une conséquence indirecte de la réforme de 1991 qui a permis à un nombre plus important de justiciables de bénéficier de l’aide. Ainsi, en 1991, au civil, 3 400 personnes bénéficiaient de l’aide juridictionnelle à Bobigny. Quatre ans plus tard, ils sont 6 600. Sur le plan pénal, la proportion est quasiment la même (10 000 aujourd’hui contre 4 900 en 1991).
Pour désengorger l’entonnoir, 200 dossiers (droits de garde, résidence des enfants ou suppressions de pension alimentaires) ont été traités en urgence par les magistrats eux-mêmes » les autres attendent. Des avocats vont même jusqu’à plaider avant que leurs dossiers ne soient acceptés à l’aide juridictionnelle. «Les dossiers vont plus vite lorsque nous les pistonnons», dit un avocat. Certains magistrats trouvent la situation kafkaïenne. «On a vraiment touché le fond», explique une juge des affaires familiales.
«Tout cela pourrait se résorber très vite, explique Stéphane Maugendre, mais il y a une volonté politique de donner plus de moyens à d’autres secteurs de contentieux plus nobles.» Claude Bartolone, député PS de Seine-Saint-Denis devrait interpeller le ministre de la Justice aujourd’hui à l’Assemblée nationale: «Que comptez-vous faire, monsieur le ministre, pour que la juridiction de Bobigny dispose des moyens nécessaires dans un délai raisonnable?» La vice-présidente du tribunal de grande instance (TGI) reconnaît l’ampleur du problème et met en avant l’obsolescence du système informatique et l’absence de moyens humains au greffe (environ 45 postes vacants). La présidente est optimiste. Elle compte augmenter le nombre d’audiences, récupérer des postes et une dizaine d’écrans. «Dans six mois, on devrait retrouver un rythme plus raisonnable», explique-t-elle. Quelque chose comme six mois d’attente. Un délai encore long.