Le parquet de Paris poursuit une information judiciaire pouvant impliquer l’armée française pour non-assistance à des migrants naufragés en Méditerranée.
Le 26 mars 2011, 72 migrants fuyaient la Libye en guerre, à bord d’une embarcation de fortune. En panne de carburant, ils ont dérivé pendant près de deux semaines sans que personne ne vienne à leur secours. Sur les 72 passagers du bateau, seules neuf personnes ont survécu.
En juin 2013, deux d’entre elles ont porté plainte contre X, à Paris, pour non-assistance à personnes en danger. Et si personne n’est directement inculpé, c’est bien l’armée française qui est visée.
Car, au cours de leur longue dérive, les survivants affirment avoir croisé de nombreux bâtiments militaires. À l’époque, intervention de l’Otan en Libye oblige, la Méditerranée était une zone très fréquentée. Outre l’armée française, les forces militaires espagnoles, britanniques, italiennes, canadiennes et belges gravitaient le long des côtes libyennes.
Selon la convention des Nations unies sur le droit de la mer, tout État exige des bâtiments battant son pavillon de porter secours aux personnes en détresse. Pourtant, pas un des navires qu’ils auraient croisés n’est venu en aide aux migrants naufragés.
Lire le témoignage d’Abu Kurke, survivant de l’embarcation
Du non-lieu à l’appel
Lorsqu’ils portent plainte en 2013, les rescapés et les associations – qui se sont constituées parties civiles – savent que cette action a peu de chances d’aboutir. Quatre survivants avaient déjà déposé une plainte similaire en 2011, classée sans suite par le parquet. Celui-ci se fondait alors sur une enquête du ministère de la Défense indiquant qu’aucun navire français ne se trouvait dans le sillage de l’embarcation à la dérive.
Mais l’action judiciaire reste un moyen de lutter contre l’omerta des États sur cette affaire et de déterminer des responsabilités. En 2013, la même plainte est ainsi déposée en France et en Italie, en Espagne et en Belgique, tandis que des informations judiciaires sont demandées au Canada, en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Soit dans chaque pays pouvant être impliqué.
En France, la juge d’instruction en charge du dossier prononce un non-lieu en décembre dernier, s’appuyant toujours sur cette information du ministère de la Défense. « Il est établi de façon manifeste […] que les faits dénoncés par la partie civile n’ont pas été commis par un bâtiment français », conclut-elle dans l’exposé de ses motifs.
« Cette décision n’est pas du tout justifiée à nos yeux », déclare alors Stéphane Maugendre, avocat des plaignants et président du Groupe d’information et de soutien des immigré.e.s (Gisti).
Pour Patrick Baudouin, président d’honneur de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), « 63 personnes ont trouvé la mort à proximité des forces françaises. Une fin de non-recevoir n’est donc pas acceptable. La justice française doit enquêter et faire toute la lumière sur cette tragédie. Les survivants et les victimes méritent au moins cela. » Les plaignants font appel.
Contre toute attente, leurs arguments sont entendus. La cour d’appel de Paris a décidé, mardi, d’infirmer l’ordonnance de non-lieu, « prématurée », selon les magistrats. Dans l’affaire du « bateau abandonné à la mort », certaines questions n’ont jamais trouvé de réponse.
Des informations manquantes
Dans un rapport, adopté par l’Assemblée parlementaire européenne en mars 2012, l’eurodéputée néerlandaise Tineke Strik soulignait les parts d’ombre de l’histoire.
« D’après les informations fournies par Rome MRCC [le centre de coordination et de sauvetage maritime de Rome], un bateau chargé de migrants a été observé par un avion français le 27 mars à 14 h 55, deux heures seulement avant que les migrants ne lancent leur premier appel », rappelle-t-elle.
La photo prise par un avion français (source Forensic Oceanography)
L’image est floue, mais l’embarcation, prise en photo par l’avion, a été identifiée par l’un des survivants comme son bateau, encore en route vers l’Italie avant la panne de carburant.
Quand, deux heures plus tard, l’embarcation commence à dériver, les migrants, munis d’un téléphone satellitaire, préviennent un contact en Italie qui transmet l’information aux services de secours en mer. Ceux-ci lancent un appel de détresse à haute priorité.
Pour Tineke Strik, l’identité de l’avion français doit être établie. Sur quel porte-avions s’est-il posé après avoir pris la photo de l’embarcation ? Ce porte-avions a-t-il reçu l’appel de détresse lancé par les garde-côtes italiens ? Si oui, pourquoi ne s’est-il pas porté au secours du bateau naufragé ?
« J’ai écrit aux autorités françaises pour leur poser des questions à propos de cette photo, raconte l’eurodéputée dans son rapport […]. Je leur ai également demandé de répondre à mes questions antérieures concernant la position et les activités de leurs unités à ce moment-là. » Les précisions renvoyées par le ministère de la Défense ne fournissent « aucune réponse concrète sur l’identité de l’avion français ».
S’appuyant sur le rapport européen, la cour d’appel de Paris estime donc « prématuré d’affirmer qu’il n’existait pas de charges suffisantes contre un quelconque militaire français d’avoir commis l’infraction de non-assistance en danger ». La justice française devra recueillir les informations manquantes auprès des garde-côtes italiens. Pour l’heure, trop de questions restent en suspens.
Mais, pour les associations, l’avis rendu par la cour d’appel de Paris sonne déjà comme une petite victoire.
« La décision des juges français d’ouvrir une enquête fera peut-être prendre conscience de ce que les morts en mer, dont la liste s’allonge chaque jour, ne peuvent être tenues pour de simples dommages collatéraux de cette cynique politique de “gestion des flux migratoires”, écrivent les organisation dans un communiqué. Elle invitera, espérons-le, à cesser de se voiler la face sur les drames engendrés par cette politique, a fortiori lorsqu’ils se déroulent sous les yeux de nos armadas. »