Lyon, Paris: la justice examinait hier deux cas de sans-papiers.
La gauche régularise, les procès continuent. Deux audiences qui se sont déroulées hier, l’une à Paris devant la cour d’appel, l’autre au tribunal administratif de Lyon donnent un avant-goût des difficultés de la méthode choisie par le gouvernement: la régularisation «au cas par cas». Au risque de l’arbitraire.
Paris, 14 heures, 10e chambre de la cour d’appel. Chinois, Africains, militants et sympathisants emplissent la minuscule salle d’audience où comparaît El Hadj Momar Diop, un Sénégalais arrêté pendant une manifestation au Stade de France à Saint-Denis le 14 mai. Au lendemain de l’annonce de la régularisation prochaine de milliers de sans-papiers, tous veulent voir si les juges seront sensibles au climat de clémence ambiante. Procès test: Diop, en France depuis vingt-trois ans et père d’une petite fille née en France, entre désormais dans la catégorie des «régularisables». Momar Diop a été condamné en première instance à Bobigny à quatre mois de prison pour séjour irrégulier et violence à agent, alors qu’une cassette vidéo tournée pendant la manifestation montre que c’est au contraire lui qui a été frappé (Libération du 26 mai). Le juge avait demandé son maintien en détention, décision attaquée hier par les avocats, avant que la cour d’appel ne tranche sur le fond du jugement le 7 juillet.
L’Intransigeance de Madjiguène Cissé.
En prison, Momar Diop n’est pas abandonné. Un député européen, des cinéastes ont alimenté son compte en banque, et un universitaire s’est engagé à l’héberger. Ils seront déçus, comme tous ceux qui attendaient de la justice un signe de détente: Momar Diop restera en prison. Dans les couloirs, les petits groupes de sans-papiers parlent régularisation. Les discussions sont pratiques parfois, politiques le plus souvent. Dois-je prendre un avocat? «Comment faire passer mon dossier?» demande une femme. Peut-on croire la gauche? Comment faire confiance aux préfectures? Madjiguène Cissé, porte-parole de Saint-Bernard, est la plus intransigeante. «Vous verrez quand les sans-papiers iront dans les préfectures pour se faire régulariser et se retrouveront avec des menottes aux poignets», prévient-elle. Beaucoup sont d’accord avec elle. Mais nombreux sont aussi ceux qui disent qu’il faut s’engouffrer dans la brèche ouverte par la gauche. D’autres se désolent que les deux porte-parole historiques des sans-papiers, elle et Ababacar Diop, ne soient plus sur la même ligne. Quand on lui dit qu’il faut se féliciter et aller plus loin, elle refuse le compromis. D’autres, enfin, tentent de réconcilier les deux bords. «D’accord sur le fond, dit l’avocate Dominique Noguères. Les imprécisions sont inquiétantes. Mais il faut rester diplomate. »
Résident depuis trente ans.
Quelques heures plus tôt, à 450 kilomètres de là, le tribunal administratif de Lyon examinait la situation de Saadi Aït-Hellal, qu’un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière doit renvoyer en Algérie. Fils de mineur, Saadi, 41 ans, a un accent ardéchois prononcé et la nationalité algérienne. Hier, il est arrivé par car de Largentière (Ardèche) avec son épouse et leurs enfants, sans oublier une cinquantaine de jeunes, retraités, profs et militants d’associations des droits de l’homme. Le 26 avril, les mêmes avaient manifesté devant la préfecture de l’Ardèche sous une pancarte: «Saadi n’est pas un clando. » Deux jours plus tard, le 28 avril, Saadi Aït-Hellal obtenait un sursis à exécution, le temps que le tribunal administratif puisse se pencher sur son cas. Saadi vit en France depuis trente ans, mais il retourne régulièrement dans sa Kabylie natale. «J’ai longtemps pensé qu’aller de l’Ardèche à l’Algérie, c’était pas plus compliqué que d’aller de l’Ardèche à Lyon», dit-il. Son père, aujourd’hui âgé de 80 ans, était arrivé dans le Nord en 1947 pour travailler dans les mines. De là, il était parti en 1966 à Largentière, où l’on embauchait des mineurs expérimentés. Il fait alors venir d’Algérie sa femme et ses cinq enfants.
Saadi a alors 8 ans. Il fait ses études secondaires, décroche deux CAP, puis des boulots. Depuis 1982, il est titulaire d’une carte de séjour de dix ans, qu’il affirme avoir perdue au début de l’année 1992. Immobilisé trois mois en Algérie l’été dernier, il rentre en France avec son passeport algérien. Et il est interpellé au guichet de la préfecture de l’Ardèche où il tentait d’obtenir le renouvellement de son titre de 1982. Est-ce le signe que le message lancé mardi de Matignon sur les régularisations «au cas par cas» a mieux été reçu à Lyon qu’à Paris? Hier, le commissaire du gouvernement a souligné les inconséquences de la préfecture de l’Ardèche, «ou la notion de fraude est invoquée trop fréquemment dans ce type de dossier». Le tribunal administratif lyonnais s’est donné trois semaines pour rendre sa décision qui, selon le représentant de l’État, pourrait «faire un pas par rapport à la jurisprudence en vigueur».
«Bienveillance inattendue».
Enfin, pour Agnès Kinge Gin, jeune Camerounaise élève de terminale dans un lycée professionnel de Roubaix, ce pas semble déjà avoir été franchi. Menacée d’expulsion à quelques jours des premières épreuves du baccalauréat (Libération du 28 mai), elle a dès jeudi dernier obtenu l’assurance de pouvoir au moins passer l’examen. «L’arrêté de reconduite à la frontière ne sera pas exécuté», a promis le préfet du Nord. «On peut considérer que le nouveau contexte politique n’y est pour rien, ironise un professeur qui, avec ses collègues, s’est démené pour que la jeune lycéenne ne soit pas expulsée. Mais on a cru percevoir une bienveillance inattendue auprès de la préfecture. » Le matin même, Lionel Jospin présentait ses ministres au président de la République.