Il est le tout nouveau président d’une association aussi discrète que notoire et efficace, le Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti), dont il est membre depuis vingt-cinq ans. «Je suis entré au Gisti pour devenir avocat et je suis devenu avocat parce que j’étais au Gisti. C’est complètement lié.» Il ne sait pas encore ce qu’implique exactement la fonction de président. Ou peut-être le sait-il, mais pas à la seconde, en vacances, en Bretagne, dans le jardin de cette belle maison, qui n’est pas du tout de famille, et qui a gardé tous les éléments de la crêperie qu’elle fut. Elle est le rêve de Boucle d’or. Lui, sa femme, sa fille, son fils, y sont entrés il y a cinq ans et tout était déjà là, il n’y avait plus qu’à goûter à la grande crêpe, à la moyenne crêpe, et à la petite crêpe. Puis à dormir dans des lits de toutes tailles. Les murs étaient violets, ils le sont restés.
D’accord, parler de décoration, c’est futile. Parler de repos aussi. Car l’année fut exténuante, et les problèmes de plus en plus abracadabrants. Un exemple : beaucoup de sans-papiers travaillent sous une identité d’emprunt. La personne, qui prête et parfois loue son nom, ne se doute pas que sa vie va en être modifiée, qu’elle aussi va devenir une autre, dont le tarif de cantine change et qui paye plus d’impôts – pour prendre des exemples simples -, qui peut subir des accidents du travail ou bénéficier de promotions étranges. Ce n’est pas toujours facile de prouver qu’on n’est pas soi.
Il manque un Antonioni, pour raconter l’histoire de cette femme africaine qui a passé, sous un nom d’emprunt, les concours de la fonction publique, s’est mariée sous sa fausse identité, dont les enfants sont français, et qui après son divorce, décide de récupérer son état civil de naissance. Qui est-elle, désormais ? Clandestine, il y a vingt ans, le sera-t-elle tout autant si elle retire son masque social qui pourtant fait partie d’elle ? «Un étranger n’a pas le droit de passer les concours de la fonction publique.» Va-t-elle devoir démissionner ?
L’histoire inverse existe aussi : Stéphane Maugendre a défendu une jeune femme, née en France, de parents étrangers, qui a quitté la France avec ses parents, à 12 ans, pour y revenir à sa majorité. Elle fait une demande de naturalisation. Et dans la foulée dépose un dossier pour une carte de séjour vie privée et familiale, afin de pouvoir travailler. «Je me suis battu pour elle en vain. Elle a récolté un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière. Deux mois plus tard, elle m’appelle : « C’est réglé. » Je lui demande : « Vous avez reçu une autorisation provisoire de séjour ? » « Non, je suis Française ! » Commentaire : «Cette jeune femme méritait d’être Française, mais pas d’avoir un titre de séjour et une autorisation de travailler ! Ce n’est qu’un exemple d’incohérence. Il y en a constamment.»
Toutes les histoires de migrations sont singulières. Et comme le droit des étrangers est en perpétuel changement, le métier n’est pas lassant. «En revanche, ce quiest profondément décourageant, c’est de devoir répondre de plus en plus souvent négativement à des gens qui cherchent une solution juridique. Des dossiers défendables, ne serait-ce qu’il y a deux ans, ne le sont plus.»
Stéphane Maugendre n’explique pas sa spécialisation juridique par sa biographie. «J’ai bien un grand-père breton, qui est monté à Paris !» Il ne pense pas non plus que l’engagement de ses parents – étudiants à l’Union des étudiants communistes au moment de sa naissance – ait été déterminant. «J’ai grandi sur ce terreau. Mais si j’avais voulu suivre leur voie, j’aurais fait médecine.»
Son autre spécialité est le droit pénal. Il dit : «Faire progresser le droit des étrangers, c’est faire progresser tous les autres droits.» Un exemple : «Le fichage des étrangers sert de laboratoire pour le fichier Edvige, où seront informatisées toutes les personnes qui ont un engagement.» De même, les tests ADN, présents dans la dernière loi sur le regroupement familial : «Accepter que la filiation de certains étrangers soit prouvée par le biologique, conditionne la banalisation de tels tests.»
Le Gisti, qui emploie huit salariés et un grand nombre de bénévoles, a été créé en 1972, par des juristes et des intervenants sociaux, pour donner des outils juridiques aux migrants et aux associations qui les défendent. L’autre activité principale est la permanence téléphonique et la réponse aux courriers. Lorsqu’en juin, le centres de rétention de Vincennes brûle, le Gisti se constitue partie civile, suite au décès d’un retenu toujours pas élucidé. Et demande une commission d’enquête pour comprendre «comment les bâtiments ont pu cramer si vite». Il explique : «Les centres de rétention ne dépendent pas de l’administration pénitentiaire et ne sont pas censés être des prisons. Au contraire, d’après les textes, les conditions d’accueil doivent être « hôtelières ». Or mutatis mutandis, on s’habitue à ce que les sans-papiers soient criminalisés. Cela dit, si une prison brûlait ainsi, l’opinion l’accepterait peut-être moins qu’elle ne l’a fait pour le CRA de Vincennes.»
Quand il a ouvert son cabinet en Seine-Saint-Denis en 1999, s’est posé un problème moral. Comment faire payer des conseils ou des constitutions de dossiers, activités bénévoles, si elles ont lieu au Gisti ? «J’ai réglé ce conflit interne en ne mélangeant jamais mes activités militantes et professionnelles, même si elles se ressemblent. Il aurait été insupportable que mon engagement soit une manière de ramasser des clients. Les dossiers au sein du Gisti ne sont jamais transférés dans mon cabinet. Ça peut parfois être mal compris lorsque je refuse de donner ma carte à la suite d’une conférence.»
Lorsque le Gisti finit par accepter de rencontrer Brice Hortefeux, en dépit de l’intitulé de son ministère, le ministre apostrophe l’avocat : «Vous prenez des notes ? Parce qu’avec votre look d’artiste, je pensais que vous me dessiniez.» Stéphane entend le double discours de celui qui parle de respect, tout en cherchant à humilier l’interlocuteur. Impossible d’établir la liste des problèmes : il faudrait expliquer «cette tendance lourde» et méconnue, qu’est l’externalisation des titres de séjour et qui rend très difficile le travail des soutiens et des avocats. Autre thème : «L’harmonisation européenne» qui laisse le champ libre pour retenir les clandestins jusqu’à dix-huit mois. «Or, plus le nombre de mois de rétention augmente, plus il y a de retenus, et plus prévisibles sont les catastrophes», remarque logiquement l’avocat. On évoque alors les «surprises» de cette année : «Je n’aurais jamais cru que je serais amené, dans le cadre de la défense des sans-papiers, à être l’avocat de patrons.» Un exemple parmi d’autres : «Un directeur emploie pour sa comptabilité une stagiaire étudiante étrangère, avec un titre de séjour étudiant. A la fin de ses études, elle devient clandestine. Or, il veut l’embaucher. Il est obligé d’entamer une procédure pour la faire régulariser.»
En vacances, il parvient à ne regarder ses mails que deux fois par jour. Adolescent, étudiant, il n’était pas un «foudre de travail». Il ne se serait jamais douté qu’adulte, il travaillerait autant et porterait «les problèmes des autres». Il a les siens. La belle maison a été achetée après les morts successives de proches. «On s’est posé entre des murs solides.»