Manuel Valls, un an après : un Sarkozy bis à l’Intérieur ?

images 2 Guerric Poncet et Hugo Domenach, 21/05/2013

Le Point.fr dresse un premier bilan de l’action du ministre de l’Intérieur socialiste. Tout n’a pas changé autant qu’on pourrait le croire…

L’élection de François Hollande le 6 mai 2012 devait beaucoup au rejet de Nicolas Sarkozy, et notamment de sa politique sécuritaire. Celle-ci avait été menée au ministère de l’Intérieur par lui-même, puis, après son accession à l’Élysée en 2007, par ses ministres : Michèle Alliot-Marie et, surtout, Brice Hortefeux et Claude Guéant. Ces derniers avaient largement développé la doctrine sarkozyste alliant une répression rapide à une forte présence médiatique. Après une décennie de sarkozysme, le retour d’un ministre socialiste Place Beauvau pouvait laisser penser à un changement radical. Mais un an plus tard, l’hyperactif Manuel Valls ne fait pas l’unanimité.

Avril 2012 : plus de 200 policiers se rendent spontanément sur les Champs-Élysées pour exprimer leur colère. La cause de cette fronde inédite en France : la mise en examen pour homicide involontaire d’un de leurs collègues qui avait abattu un suspect au cours d’une poursuite, mais surtout un profond malaise. Les fonctionnaires ne supportent plus la politique du chiffre, la baisse drastique des effectifs et le fossé qui se creuse de plus en plus avec les citoyens. Et ce n’est pas l’enterrement en catimini de la promesse d’attribuer un matricule aux policiers pour permettre les réclamations qui va réconcilier les citoyens et leurs anges gardiens.

Police : la politique du chiffre reste ancrée

Christophe Crépin, porte-parole du syndicat Unsa Police, considère que le nouveau ministre de l’Intérieur « a rétabli un climat de dialogue et d’écoute » avec ses fonctionnaires. Satisfaits par une certaine normalisation des relations, les fonctionnaires attendent pourtant encore que le changement politique se traduise dans leur quotidien. Si l’outil statistique (le fameux tableau de bord de la délinquance) a changé et que, officiellement, ils ne sont plus jugés sur la seule quantité, les pratiques ne semblent pas avoir vraiment évolué sur le terrain. « Je ne suis pas convaincu que les chefs des services ne soient plus contraints par un agenda qui est celui du politique », nous explique diplomatiquement Emmanuel Roux, secrétaire général du premier syndicat de commissaires de police, le SCPN. Pour lui, la gauche aura, elle aussi, « besoin d’un bilan qui, en France, ne peut se faire qu’avec des chiffres ». « L’abolition de la politique du chiffre a été bien reçue dans la police », explique encore Christophe Crépin. « Malgré tout, beaucoup d’encadrants continuent à travailler comme ça par habitude… Il va falloir que ça change », ajoute-t-il.

« Sur le terrain, nous n’avons pas vu de différence sensible », nous confirme un gardien de la paix, CRS depuis 12 ans, sous le couvert de l’anonymat. « Les missions changent parfois de nom, mais restent les mêmes : la lutte contre les violences urbaines est par exemple devenue la présence en zone de sécurité prioritaire« , ajoute-t-il. Et s’il reconnaît un léger « relâchement de la pression pour la verbalisation » juste après l’arrivée de Manuel Valls, c’est surtout parce que « c’était dit moins clairement ». Pour le maintien de l’ordre public, durant les manifestations notamment, « le métier ne change pas, quel que soit le ministre », et la réaction des CRS « dépend comme avant de l’impact médiatique ». Un peu amer avec le nouveau gouvernement comme avec l’ancien, le CRS estime que « le mot d’ordre, c’est de ne pas faire de vagues ».

Immigration : « un changement dans la continuité » de Sarkozy

Concernant l’éloignement des étrangers en situation irrégulière, le ministre de l’Intérieur a également annoncé « la fin de la politique du chiffre ». Dans les colonnes du Monde, il a expliqué vouloir « rompre avec cette politique basée sur des critères arbitraires au profit d’une action ferme et déterminée dans le respect des droits des personnes », tout en précisant : « Cela ne veut pas dire que nous éloignerons moins. Nous tenterons toujours de faire un maximum d’éloignements. Mais dans un cadre transparent. »

Envoyée en mars aux préfets, une circulaire énonce leurs critères d’évaluation (« efficacité de la procédure », « sécurité juridique » et « quantitatif »), qui, contrairement à ce qu’affirme le ministre, ne sont pas nouveaux, et auxquels vient s’ajouter la traditionnelle demande de lutter contre les filières d’immigration clandestine. De manière plus inédite, le texte insiste sur l’éloignement des déboutés du droit d’asile et demande aux préfets de ne plus comptabiliser les retours volontaires comme des expulsions. Le texte préconise également de privilégier « l’assignation à résidence plutôt que le placement en rétention », et demande de mettre fin aux interpellations aux guichets des préfectures lorsqu’un étranger s’y rend pour tenter de régulariser sa situation.

Des inflexions qui ne sont pas mises en oeuvre dans la pratique, explique le président du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti), Stéphane Maugendre, qui évoque « un changement dans la continuité » et « un discours de fermeté et d’humanité », également servi par les précédents ministres de l’Intérieur. Pointant du doigt les différentes circulaires, il dénonce « des textes peu contraignants » : « Si on veut que des textes soient opposables aux administrations, on change le Code de l’entrée et du séjour des étrangers. » Il évoque « une industrialisation des reconduites à la frontière », dans la continuité de ce qui a été mis en place sous l’ère Sarkozy : « Le centre du Mesnil-Amelot, qui compte 240 places, a été construit sous le gouvernement précédent. On est en train de faire pareil aux TGI de Bobigny et de Meaux, ce qui revient à déplacer la justice dans les lieux d’enfermement des étrangers. » Ce dont la droite a rêvé, la gauche l’a mis en place, conclut-il.

Sans-papiers : une réponse qui ne va « pas assez loin »

Sur les sans-papiers, le ministre a fait savoir qu’il ne comptait pas régulariser en masse comme en 1981 (131 000 étrangers régularisés) ou en 1997 (80 000). Selon Marie Enoc, porte-parole de la Cimade, « il faut des réformes législatives pour revenir sur ce qui a été fait pendant les dix dernières années ». La réponse du ministre de l’intérieur prend la forme d’une nouvelle circulaire qui assouplit les conditions de délivrance de titre de séjour pour trois catégories de personnes : les familles, les salariés et les mineurs isolés.

Marie Enoc regrette que le texte n’aille pas assez loin et réclame « une amnistie sociale et pénale à destination des employeurs », pour les inciter à délivrer les documents prouvant que l’étranger a bien été salarié dans l’entreprise. Elle déplore également qu’il soit devenu plus compliqué d’accéder aux procédures et de déposer des demandes pour les motifs non prévus par la circulaire, en citant l’exemple des étrangers malades et les jeunes majeurs. Par ailleurs, le ministre a annoncé une réforme d’ampleur du contrat d’accueil et d’intégration (CAI) et la création de titres de séjour pluriannuels pour mieux accueillir et intégrer « ceux qui ont vocation à rester en France ».

Roms : « Les évacuations continuent au même rythme »

Laurent El Ghozi, cofondateur du collectif Romeurope, qui regroupe plusieurs associations de défense des Roms, évoque « une double politique » à l’égard des Roms. Selon lui, la circulaire du 26 août qui « prévoit que l’ensemble des administrations publiques doivent être associées à la mise en oeuvre de situations plus dignes et plus protectrices pour les gens » et la nomination d’Alain Régnier en tant que délégué interministériel à l’hébergement et à l’accès au logement, pour proposer une nouvelle approche de la question, montrent « une volonté de rompre avec la politique précédente. »

Pourtant, il regrette que cette rupture « tarde à se mettre en oeuvre » : « Les évacuations continuent au même rythme qu’avant, sans que le texte [qui n’a pas de valeur juridique contraignante, NDLR] soit appliqué. » Interviewé par Le Parisien en mars, le ministre de l’Intérieur a déclaré que les démantèlements étaient plus que jamais nécessaires et qu’ils se poursuivraient, précisant que les familles roms désireuses de s’intégrer constituaient « une minorité ». Une approche sécuritaire qui se situe dans la droite ligne de celle de ses prédécesseurs.

Vidéosurveillance et fichage toujours soutenus

Les associations de protection de la vie privée s’étaient inquiétées sous l’ère Sarkozy de la prolifération des caméras de vidéosurveillance (alors rebaptisée vidéoprotection par le gouvernement). Les choses ont un peu changé, pour des raisons budgétaires : les financements étatiques se sont légèrement réduits. Pour autant, Manuel Valls n’a pas lancé d’étude sur l’efficacité du dispositif. « Cela fait vingt ans que nous avons de la vidéosurveillance en France, et nous n’avons aucun rapport sur l’intérêt, ni sur le nombre de caméras réellement déployées : on ne sait pas », explique Jean-Marc Manach, journaliste spécialisé sur les questions concernant l’informatique et les libertés*.

Mais ce n’est peut-être pas le principal problème aujourd’hui. Il s’agirait plutôt du fichage des citoyens, selon Jean-Marc Manach, qui dénonce l’évolution des fichiers de police. « Alors que la Cour européenne des droits de l’homme répète qu’on ne doit pas ficher les innocents, en France on continue ! » explique-t-il, faisant référence notamment au fichier national automatisé des empreintes génétiques (Fnaeg) dans lequel figurent 2,2 millions de Français, dont « 80 % de personnes innocentes, qui n’ont pas été condamnées ». Et ce n’est pas l’actuelle ministre de l’Écologie et experte des fichiers de police, Delphine Batho, qui pourra changer quelque chose : elle a été expulsée du ministère de la Justice. Son projet de loi, cosigné avec l’UMP lorsqu’elle était députée PS avant l’arrivée de François Hollande à l’Élysée, semble bel et bien enterré…

Pire, Manuel Valls n’a pas modifié le projet de fusion du Stic (police) et de Judex (gendarmerie) dans le nouveau fichier commun TAJ (traitement des antécédents judiciaires) : malgré les réserves de son camp sur le fond comme sur la forme, il laisse le projet de Claude Guéant aboutir. Même constat pour l’intégration des empreintes biométriques dans tous les documents d’identité ou pour le maintien du plan Vigipirate. Cette mesure d’exception, qui devait être temporaire, est en vigueur dans sa version moderne depuis plus de deux décennies. Pourtant, les dispositions du plan Vigipirate ne sont pas « normales » pour Emmanuel Roux. Selon lui, « si l’on entérine tout cela, on régresse sur les libertés publiques ».

La censure d’Internet, un outil normal

« Manuel Valls a voulu interdire la consultation des sites internet dits terroristes », se souvient Jean-Marc Manach, en rappelant que le juge antiterroriste Marc Trévidic avait immédiatement dénoncé ce projet, en arguant que c’est justement grâce aux imprudences des terroristes sur Internet que la police peut les repérer et les arrêter. Plus récemment, la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) a voulu, avec le parquet de Paris, censurer un article de Wikipédia, ce qui s’est traduit par un lamentable échec. Comme son collègue Benoît Hamon, Manuel Valls ne semble pas opposé à un filtrage d’Internet en France.

Malgré (ou grâce à ?) ce bilan qui n’a pas répondu à toutes les attentes de changement, Manuel Valls est une des stars du gouvernement socialiste. L’homme a vu sa cote de popularité bondir de 30 % lors de son entrée au gouvernement à 40 % aujourd’hui (source : TNS-Sofres).

⇒ Voir l’article