Le procès du réseau Chalabi, qui s’est ouvert mardi 1e septembre à Fleury-Mérogis, constitue un précédent dangereux. La justice y tourne le dos aux principes qui, en théorie, l’autorisent à être rendue « au nom du peuple français ». Durant des audiences prévues pour une durée d’au moins deux mois, cent trente-huit prévenus dont vingt-sept comparaissent détenus seront parqués dans un gymnase de l’administration pénitentiaire, jugés à l’abattage non loin de l’enceinte d’une maison d’arrêt.
Comment juger sereinement quand la mise en scène judiciaire, dès le départ, vaut accusation? Car, si elle est exceptionnelle, hors du droit commun, sans précédent connu, c’est donc bien que l’on tient pour acquis que les prévenus sont eux aussi exceptionnels, forcément liés les uns aux autres, imbriqués, complices, formant un « réseau » qui ne pourrait être jugé qu’en vrac, sans faire de détail. Comment juger tranquillement, distinguer les responsabilités, délimiter les degrés d’implication, quand le dossier d’instruction est un monstre procédural, comptant soixante-quatorze tomes et plus de 30 000 cotes ? Comment respecter la présomption d’innocence quand certains prévenus sont en détention provisoire – donc sans que leur culpabilité ait été établie par un tribunal – depuis près de quatre ans ?
Cette parodie de justice, concédée par les plus hautes autorités judiciaires du pays, est l’aboutissement d’un système discutable, à l’œuvre depuis plus de dix ans.
Après la vague d’attentats de 1986, une loi a centralisé les dossiers terroristes au sein de la 14e section du parquet de Paris et les a confiés à une escouade de juges antiterroristes. Il fallait « terroriser les terroristes », n’hésitait pas à proclamer le discours officiel, et pour cela, la fin allait justifier les moyens. Depuis,-aussi bien sur le front islamiste qu’en Corse ou au Pays Basque, des juges aux pouvoirs considérables traquent l’ennemi, n’hésitant pas à recourir à la tactique du ratissage au plus large, fût-ce au prix de dizaines de mises en détention provisoire injustifiées.
Une telle centralisation du système judiciaire antiterroriste n’est pas critiquable en soi et elle ne manque pas d’efficacité. Mais à condition de s’en tenir au droit et de s’assurer que pourront être établies, en bonne justice, les responsabilités individuelles des personnes poursuivies. A l’évidence, tel n’est pas le cas du procès du réseau Chalabi. Il est impossible de juger conjointement autant de personnes, au cours d’un même procès. Il ne sera guère possible de les entendre, de leur donner le temps de s’expliquer, de se défendre. Une telle mise en scène n’a aucun sens, sinon celui de vouloir, à tout prix, donner l’illusion à l’opinion publique que la lutte antiterroriste « à la française » porte ses fruits.
Un « petit peuple », composé pour l’essentiel de travailleurs immigrés, sera donc ainsi mal jugé. Pendant ce temps, les pourfendeurs de la justice française restent silencieux, décidément plus prompts à s’indigner des mises en examen des puissants de notre monde.