« La réforme de la double peine n’a rien changé »

Actualités Politique, Monde, Economie et Culture - L'Express Laura Béheulière,

La double peine n’est pas abolie. Le cas de cette mère chinoise menacée d’expulsion en est le parfait exemple.

Rattrapée par le principe de la double peine. Le quotidien Libération révélait hier l’histoire d’une mère chinoise de deux enfants, nés en France, et menacée par la Préfecture de Paris pour avoir fait un séjour en prison. Celle-ci rendra sa décision dans la journée. La femme a derrière elle un parcours difficile. Son mari, français, la bat et accumule maîtresses et enfants. Un jour, Li rencontre une de ses rivales. La bagarre éclate et la maîtresse de son mari décède quelques heures plus tard. Li est condamnée en 2007 à 10 ans d’emprisonnement pour « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner ».

Aujourd’hui en liberté conditionnelle, aux côtés de ses enfants âgés de 8 et 10 ans, elle retrouve un semblant de vie normale. Mais le principe de la double peine vient de la rattraper, alors qu’il était censé avoir été aboli. Bien qu’elle ait honoré sa dette envers la société en purgeant ses années de prison, elle doit en effet payer une seconde fois, puisque, en tant qu’étrangère dotée d’un casier judiciaire, elle est expulsable. Si la préfecture tranche en faveur de l’expulsion, au motif qu’elle constitue une menace pour l’ordre public, les deux jeunes enfants de Li seront privés de leur mère.

Décryptage avec Jérôme Martinez, délégué national de la Cimade, et Stéphane Maugendre, avocat et président du Gisti.

La double peine existe toujours?

rôme Martinez (Cimade): En 2003, à la suite des déclarations de Nicolas Sarkozy alors ministre de l’Intérieur, tout le monde a cru que la double peine avait été supprimée. De nombreuses associations dont la Cimade avaient milité en ce sens, mais la réforme de la loi n’a en réalité globalement rien changé, excepté pour quelques cas extrêmes. Elle a simplement créé des catégories de personnes protégées, c’est-à-dire non expulsables.

Qui sont ces personnes protégées de la double peine?

Jérôme Martinez (Cimade): Il y a une protection quasi absolue qui concerne les mineurs, les habitants du territoire de moins de 13 ans, les personnes résidant en France de façon régulière depuis 20 ans, et ceux ayant une résidence régulière depuis 10 ans avec des enfants. Il y a aussi, comme toujours, des exceptions à ces protections: elles concernent les terroristes et les personnes condamnées pour incitation à la haine par exemple. Il y a une deuxième catégorie de protection, que j’appelle protection relative. L’administration, pour certaines personnes, doit motiver sa décision, expliquer pourquoi elle veut l’expulser.

Stéphane Maugendre (Gisti): En réalité, seuls les mineurs sont complètement protégés. Pour ne pas être expulsé, il faut en effet remplir 7 à 8 conditions cumulatives. Elles sont si strictes qu’il est impossible de toutes les remplir. Le gouvernement fait donc ce qu’il veut. Il lui suffit de dire qu’une personne ne remplie pas une seule des conditions pour l’expulser.

A quoi peut-on donc s’attendre cette mère de deux enfants qui attend aujourd’hui l’avis de la Préfecture de Paris?

Stéphane Maugendre (Gisti): Normalement, une personne placée dans le cadre d’une libération conditionnelle voit son interdiction du territoire suspendue. C’est une disposition de la loi de Nicolas Sarkozy de 2003. Elle fait donc partie des personnes qui ne devraient pas se faire expulser.

De plus, il y a trois éléments importants qui jouent en sa faveur:

– Elle a été jugée en cours d’assises, et donc par un tribunal populaire. Si la Préfecture donne un arrêté d’expulsion, elle se substitut à ce jugement;

– Une commission d’expulsion, composée de trois magistrats (dont deux de l’ordre judiciaire et un de l’ordre administratif), a donné un avis défavorable à l’expulsion;

– Elle est sous libération conditionnelle, ce qui signifie qu’un juge d’application des peines, voire une commission d’application des peines, a décidé qu’elle pouvait bénéficier d’une mesure d’aménagement de peine, ce qui montre qu’elle ne représente pas nécessairement un trouble à l’ordre public.

Jérôme Martinez (Cimade): Une fois la mesure prise par la préfecture de Paris, s’il s’agit d’une expulsion, il sera possible pour elle d’aller jusqu’à la Cour Européenne des droits de l’homme, ou de saisir le tribunal en référé pour suspendre l’expulsion. Mais il faudra aller très vite car cette la femme constitue aux yeux de la préfecture « une menace pour l’ordre public », elle sera expulsée rapidement.

De nouvelles réformes de la loi sont-elles prévues?

Jérôme Martinez (Cimade): Ce qui est prévu est de remettre à zéro cette mini avancée de 2003. Le 27 septembre sera examiné à l’Assemblée le projet de loi sur l’immigration et l’asile. Ce que le ministre de l’Immigration Eric Besson propose, c’est la possibilité d’expulser une personne pendant 5 ans sans possibilité de retour. Cette fois, aucune protection n’est prévue par la loi. Sept ans après sa réforme, la double peine est en train de se généraliser. On revient 20 ans en arrière. Des cas comme celui là, on va en avoir des dizaines, et pas uniquement concernant des personnes ayant été condamnées par la justice.

⇒ Voir l’article

Le meurtrier d’Ali, l’épicier au grand cœur, prend 12 ans

 Didier Arnaud,

C’est un procès déroutant. Les règles y sont chamboulées, à cause de l’état de l’accusé. Fou ? Pas si dingue que ça ? Peut-il être jugé ? Dans le box des assises de Bobigny, depuis mardi matin, Eric Kokoszka, 45 ans, meurtrier présumé d’un épicier d’Epinay-sur-Seine, en Seine-Saint-Denis, se tient à l’écart. Pull gris, cheveux ras, menton crispé, qui avance et recule sans maîtrise apparente. Et une voix qui monte dans les aigus, lance parfois un borborygme-gargouillis incompréhensible, aggravé parce qu’il est édenté. Parfois, pourtant, il semble cohérent, Eric. Le jour des faits, décrit par l’homme qui l’hébergeait :«C’était une belle journée, on avait enfin du soleil, il était joyeux, je ne sais pas ce qui lui a pris de faire ça.» Ça ? Porter des coups de couteau, le 4 septembre 2007, dont un mortel, à son «copain» l’épicier, en lui disant : «Tu as vendu mon âme au diable, tu vas le regretter.» Quand on lui demande pourquoi il l’a assassiné, il répond avoir entendu des voix qui le «persécutent» et lui susurrent des choses obscènes, le traitent de «pute», l’encouragent à tuer Ali.

Ali Zebboudj, 54 ans, l’épicier du quartier de La Source à Epinay. Ali n’est pas n’importe qui. Personnage central du documentaire Alimentation générale, diffusé en novembre 2006 sur la chaîne Planète, il apparaît comme un type sensationnel, qui accueille tout le monde, conseille qui veut, fait crédit à qui a besoin. Ali, un carrefour du quartier, un lien social dont les banlieues manquent tant. A La Source, un endroit plutôt calme, il est connu comme le loup blanc. Bon homme. Qui aimait lire, chanter, philosopher. Un sage, Ali.

Famille seule.«Pour moi, c’était un résistant. Il faisait vivre un lieu devenu presque trop essentiel», a dit Chantal Briet, la documentariste, citée à la barre par la partie civile. Plus loin, Chantal cherche une raison : «Il portait trop tout tout seul. Il devait combler beaucoup de manques dans la cité.» Au tribunal, la cité qui s’était manifestée au moment du décès est curieusement absente. Sa famille est soudée, mais bien seule. L’épouse d’Ali, ses enfants, ne se sont toujours pas remis de sa disparition soudaine. Après la ronde des psychiatres à la barre, un de ses enfants a lancé dans la salle des pas perdus : «Et nous, on nous demande si on a besoin d’assistance ? Quelqu’un s’occupe de notre état psychologique ?» David, à la barre, n’arrive pas à dire le nom du meurtrier de son père. Il l’appelle «l’accusé».

Eric Kokoszka a-t-il quelque chose à faire devant une cour d’assises ? Avant même le début des débats, une source judiciaire confiait : «On va surtout essayer de savoir si le prévenu est responsable de ses actes.» N’est-il pas un accusé bien dans l’air du temps imposé par Nicolas Sarkozy, qui avait décrété, à l’occasion du meurtre de deux employées de l’hôpital de Pau en 2004, que les «fous» devaient être jugés. Pour que les victimes aient, aussi, «droit» à un procès ? Tout au long des débats cette semaine, la question de l’irresponsabilité taraude l’assistance, chacun guettant un geste de l’accusé pour étayer son jugement. Alors, dément ou pas ?

Les jurés affichent un air circonspect. Le président vacille sur ses suppositions : le premier matin du procès, il était convaincu de la «responsabilité» de l’auteur. Après le passage des psychiatres, il semble moins sûr. Les journalistes, eux, ne savent pas trop à quels saints se vouer.

«Variations». Pendant l’audience, les avocats de la défense ne se penchent pas, comme à leur habitude, vers leur client pour lui faire des remarques, lui glisser un conseil, lui demander de changer d’attitude. «Il a assisté à son procès en spectateur», glisse Karen Azria, avocate de la défense avec Me Stéphane Maugendre. Il ne comprend pas toujours les questions. Lorsque le procureur l’interroge sur ses «variations» dans ses déclarations, il «varie» aussi dans ses réponses. L’avocat général cherche un mobile, une préméditation. Avant de lui demander : comment vous vous définiriez ? «Malade. Mais ça va, vu que je prends mon traitement», répond Eric.

Le mobile ? «Ali me rabaissait, me traitait de clochard, me disait que j’étais indigne de ne pas travailler.» Eric n’aurait pas supporté. La préméditation ? Six mois avant les faits, il est allé acheter un couteau à dépecer le gibier chez un armurier près de la gare de l’Est à Paris. «Pour me défendre», assure-t-il. Pourtant, Eric passait beaucoup de temps dans la boutique d’Ali, qui lui offrait parfois un sandwich, lui proposait de travailler de temps en temps. Existait-il entre les deux un contentieux ? On a cherché une explication : Ali n’aurait pas payé Eric pour un boulot qu’il a effectué ; Eric a jalousé Ali, parce qu’il était devenu une «star», qu’il trouvait qu’il se la pétait depuis «le film». Tout est plausible mais le plus convaincant concerne les conseils amicaux d’Ali qui ont apparemment tourné la tête d’Eric. L’épicier lui disait qu’il fallait qu’il travaille et se proposait de l’aider. «Quelqu’un qui lui tend la main est pris pour un ennemi qu’il faut abattre. Prendre de l’aide pour un danger, c’est une interprétation délirante», souligne le psychiatre Bernard Lachaux, de l’unité des malades difficiles de l’hôpital Paul-Guiraud à Villejuif (Val-de-Marne). Ce médecin insiste sur l’état clinique d’Eric. Il souffre de psychose, est traité au Risperdal, un neuroleptique qui sert à stabiliser les gens. Le psychiatre démonte aussi l’argumentaire de son confrère, le Dr Frantz Prosper, qui suggère qu’Eric Kokoszka pouvait mentir sur son état pour minimiser sa responsabilité. La compagne de l’accusé, Gina, avec qui il a une petite fille de 7 ans, confirme avec ses mots la thèse du Dr Lachaux : «Il a pris ce que disait Ali plus fort que des conseils, il le prenait avec disproportion.»

Pourtant, il y avait eu des alertes précédentes, lorsqu’Eric ne prenait plus son traitement, qu’il remplaçait par un cocktail bière-cannabis. Quelques mois avant le meurtre, Gina avait alerté sur l’état de dangerosité de son compagnon. Le directeur général des services de la mairie d’Epinay : en vain. Le commissariat : en vain. «Il faut attendre qu’il y ait un mort pour faire quelque chose», lui aurait-on répondu. Son médecin a demandé une «hospitalisation d’office». En vain. Gina a eu l’impression de «taper à toutes les portes et de heurter des murs».

«Fossilisation». Eric est né à l’hôpital psychiatrique de Ville-Evrard (Val-de-Marne). Sa mère y était traitée pour schizophrénie. Elle était alcoolique. Comme son père. A l’adolescence, les quatre enfants se sont retrouvés «livrés à eux-mêmes». «C’était une vie avec des cris», a expliqué dans une déclaration Nadine, la sœur cadette, qui est graphiste dans la vie. «Eric est né quasiment en hôpital psychiatrique.» Nadine a décidé de ne pas avoir d’enfants par peur de «transmettre cette pathologie». Longtemps, elle a essayé de s’occuper de son frère, qui multipliait les petits boulots avant de toucher le RMI. Selon elle, son traitement médicamenteux le «fossilise». Le meurtre qu’il a commis, elle l’analyse comme ça : «Tuer quelqu’un et attendre la police, c’est une forme de suicide.»

Jeudi, le procureur, qui l’a jugé responsable de ses actes, a réclamé une peine de quinze ans de réclusion. Après trois heures de délibération, les jurés ont condamné Kokoszka à douze ans de prison et à une obligation de soins.

«Le problème, c’est qu’un acquittement par les jurés pour irresponsabilité au moment des faits risquerait de décevoir profondément les victimes», suggérait une source judiciaire à la veille du procès. On se rappelle aussi cette phrase prononcée par Nadine : «Selon moi, pour lui, la prison peut être un refuge. Mais il faut qu’il soit suivi psychiatriquement. Je pense qu’il pourrait se suicider en prison.»

⇒ Voir l’article

Le meurtrier d’Ali condamné à douze ans de réclusion

07/05/2010

Eric Kokoszka avait la conscience de son crime et du couteau de chasse qu’il tenait, le 4 septembre 2007 lorsqu’il a tué Ali Zebboudj, devant son épicerie du quartier de la Source, à Epinay-sur-Seine. La cour d’assises de Bobigny l’a confirmé, hier soir, dans son verdict de douze ans de réclusion criminelle, accompagné d’une injonction de soin de dix ans.

Trancher sur la question de l’état mental d’Eric Kokoszka s’est avéré moins difficile pour les jurés que pour la médecine légale, hier, dans la salle de délibération, où la cour a exprimé son « intime conviction » en moins de trois heures. Entre l’irresponsabilité d’Eric Kokoszka, invoquée par ses avocats, et sa responsabilité, même partiellement altérée, dont l’avocat général s’est montré convaincu, les jurés ont moins hésité que les six éminents psychiatres qui n’avaient pas réussi, depuis deux ans et demi, à le classer catégoriquement dans la nomenclature des troubles psychiatriques.
Tout l’avenir du meurtrier d’Ali reposait sur ce débat qui en ferait « un fou complet ou un demi-fou », comme l’a fustigé Me Maugendre, ouvertement désappointé.
Avant lui, l’avocat général s’était dit convaincu de la responsabilité de Kokoszka au moment de son crime. Convaincu mais avec prudence, en s’en remettant à « la question de la psychiatrie, qui fait la grande difficulté de ce dossier en apparence simple ». Elle avait déjà rendu perplexes tant d’experts qu’il fallait bien « l’aborder de manière modeste », avait reconnu Nicolas Péron, beaucoup plus assuré pour démontrer que Kokoszka avait l’intention de tuer Ali, ce matin de 2007.
« L’arme utilisée, le nombre de coups, leur localisation à la gorge, au thorax, au cœur… l’intention est évidente, il a frappé pour tuer! » avait lancé l’avocat général.
Quant à la préméditation, M. Péron n’en doutait guère plus : « Il avait déjà menacé Ali, huit mois plus tôt, et même lui avait annoncé qu’il le tuerait. Depuis, il mûrissait ce projet. » Enfin, s’il ne pouvait qu’admettre la réalité des troubles dont souffre Kokoszka, l’avocat général y voyait aussi « une ligne de défense », trop facilement brandie par le meurtrier d’Ali.
Des « voix » dans la tête de Kokoszka
Selon lui, « Kokoszka a des troubles du comportement mais il n’est pas classé dans la catégorie la plus grave […]. Il connaissait aussi son mal, le revendiquait presque, comme il avait choisi de fumer du cannabis, de boire de l’alcool, d’arrêter son traitement… Rien ne démontre qu’il ait été dans l’incompréhension et l’abandon ». Quant à l’avenir, M. Péron n’y a vu que danger, comparant Kokoszka à « un lac gelé en surface par les médicaments, mais dont le cocktail explosif doit être pris en compte ».
Après M. Péron, les deux avocats du meurtrier d’Ali ont eu du mal à rendre moins durs les regards portés sur Eric Kokoszka. « Il n’est pas un monstre qui a tué de sang-froid! » a protesté Me Karen Azria, qui contestait aussi la préméditation. « Il n’a jamais nié son crime, mais cet homme est malade. » Me Azria, comme ensuite son confrère Me Stéphane Maugendre, ont finalement échoué à convaincre les jurés que le meurtrier « n’était pas un homme libre, mais le prisonnier de sa lutte épuisante contre les voix ». Comme ils ont échoué à persuader le jury qu’aujourd’hui « il a compris le caractère indispensable de son traitement ». Pour la cour d’assises, le pari était trop risqué.

Avocat