École piégée pour les enfants d’étrangers

logo-liberation-311x113 Nathalie Gathie, 29/09/1994

Quand les parents sont demandeurs d’asile ou en situation irrégulière, l’inscription scolaire des enfants devient un exercice des plus dangereux.

LILIA 8 ANS. Et déjà l’intuition de ne pas être une fillette ordinaire. Son cartable est vide et ses cahiers vierges. Lili n’est jamais en retard, elle n’a pas d’emploi du temps. Pas plus que de devoirs ou de leçons à réciter à sa mère, Zaïroise en situation irrégulière. Lili a peur de «ne rien savoir quand elle sera «grande». Jour après jour, elle ânonne sa crainte de «devenir plus bête que les autres». Les autres, tous ceux qui vont à l’école quand Lili se morfond. «A la rentrée, la mairie d’un arrondissement parisien me demandait trop de documents, j’ai préféré fuir. Je ne peux pas être repérée, sinon on m’expulsera. Aujourd’hui, on veut tellement se débarrasser des étrangers qu’on utilise les enfants. Tout est bon pour nous dégoûter», explique Miyama, la mère de Lili.

Comme d’autres, inquantifiables, Lili est exclue du système scolaire parce que des mairies, parisiennes ou franciliennes, refusent d’inscrire dans leurs écoles des enfants -français ou étrangers- sous prétexte de lutter contre l’immigration clandestine. En exigeant de leurs parents étrangers qu’ils présentent un titre de séjour en cours de validité lors de l’inscription de leur progéniture, les mairies contreviennent aux règles du droit français et international. La Constitution et la Convention des droits de l’enfant garantissent noir sur blanc le droit à l’éducation pour tous. Une circulaire de l’Éducation nationale, datée de 1984, rappelle que «les titres de séjour des parents ou des responsables du mineur n’ont pas à être demandés».

Autant de textes sur lesquels plusieurs mairies s’asseyent allègrement. Si la plupart d’entre elles finis¬sent par inscrire, ce n’est qu’à l’issue de multiples tentatives de découragement. « Elles savent que l’opinion est globalement de leur côté. Et, si on les traîne en justice pour voie de faits ou discrimination raciale, elles n’auront pas plus de 10.000F d’amende. Dérisoire», explique Me Stéphane Maugendre (avocat). Habitué de ces dossiers, il a obtenu la condamnation de Pierre Bernard, maire divers droite de Montfermeil, qui, dès 1986, refusait l’inscription de 44 enfants.

La sanction a été peu dissuasive. En atteste l’obstination de Gérard Probert, maire divers droite de Clichy-sous-Bois en Seine-Saint-Denis: depuis bientôt deux ans, il contrarie l’inscription de deux fillettes dont la mère, domiciliée dans sa commune, est dé¬boutée du droit d’asile. Aujourd’hui, les enfants étudient dans une institution privée trop onéreuse au regard des ressources familiales. Quant à Gérard Probert, il campe sur ses positions. «Le droit à l’éducation existe, mais celui de respecter l’école de la République aussi: il faut vivre à Clichy pour comprendre que les étrangers ne le respectent pas. On a déjà 42% d’immigrés ici, et les clandestins ne font qu’appauvrir la ville. On ne peut pas toujours dire que la France est une terre d’asile.» Quid du droit des enfants «Mais les clandestins sont contre le droit», rétorque le premier magistrat de Clichy.

Récemment, le Mrap (Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples) dénonçait  l’«apartheid scolaire». Et ajoutait, documents à l’appui, que les mairies des IXe, XIIe, XIVe, XVe, XVIe, XVIIe, XVIIIe, XIXe et XXe réclament toutes des titres de séjour. Roger Chinaud, maire UDF du XVIIIe, procède ainsi «par souci de recoupement. Je ne fais pas le travail de la police: chacun son métier». Les mairies récusent donc toute arrière-pensée. Elles vérifient. Pour rien?

Il y a quelques mois, Pablo et Maria, couple de Colombiens déboutés de droit d’asile, s’installent dans le XVIlle. Hébergés par des amis, ils ont un domicile fixe et décident, en décembre 1993, de scolariser leurs deux enfants, dont une fillette de nationalité française. La mairie réclame illico un titre de séjour dont les parents ne disposent pas. En février 1994, la Cimade intervient. Mais le dossier «est à l’étude ». Il le demeure, puisque ni l’un ni l’autre des enfants ne sont aujourd’hui en classe. En revanche, le couple, qui, avant ces demandes d’inscription, n’avait jamais été inquiété par les services de police incapables de les localiser, a été convoqué par le commissariat du XVIIIe. Et s’est vu confisquer ses passeports.

Le père de Lili a vécu sensiblement la même «coïncidence ». A cette différence près qu’il est aujourd’hui incarcéré. Car les ennuis de la fillette et de sa mère ne datent pas de cette rentrée scolaire. Ils remontent à l’époque où la famille décide de s’installer à Levallois-Perret. «En septembre 93, j’ai voulu inscrire la petite. Il ont refusé deux fois, mais l’inspection académique est intervenue», explique Miyama, la mère de Lili. Très vite, elle et son époux déchantent. « On était filés et des inspecteurs de police sont venus chez nous >, se souvient-elle. Au même moment, des employés municipaux contactent le Mrap pour l’informer qu’un courrier dénonçant la présence des parents de Lili sur la commune vient d’être adressé à la préfecture à la demande de Patrick Balkany, maire RPR de Levallois. Le 16 juin dernier, le père de Lili est interpellé. Et écope, en comparution immédiate au tribunal de Nanterre, d’une peine de cinq mois de prison ferme assortie d’une interdiction temporaire du territoire de cinq ans.

Isabelle Balkany, conseillère municipale, chargée de la communication, le reconnaît volontiers  » On a écrit au préfet pour savoir quoi faire. Ce type est fêlé d’avoir voulu inscrire son enfant, c’est comme les femmes qui viennent accoucher ici pour que les gosses aient la nationalité française ou les mariages blancs on marche sur la tète ». Les lois concernant l’éducation? «Une ville ne dépend pas d’une circulaire de l’Education nationale, tranche Isabelle Balkany La législation s’est durcie pour les étrangers parceque c’est la volonté du peuple. Et puis un enfant suit ses parents, les mômes de clandestins doivent repartir aussi.»

Lili vit aujourd’hui à Paris Elle attend la libération de son père. Et rêve d’aller en classe .

procédure «en urgence absolue»

images fig Marie-amélie Lombard, 01/09/1994

La procédure «en urgence absolue» utilisée par le ministère de l’Intérieur avait fait l’objet de recours judiciaires de la part des avocats des intégristes présumés

Des profondeurs de l’Aisne à l’exotisme de Ouagadougou : ce fut hier un aller simple pour vingt des vingt-six assignés à résidence de la caserne de Folembray. Sous le coup d’un arrêté d’expulsion, les sympathisants ou militants présumés du Front Islamique du salut ont été embarqués à bord d’un Boeing 737 affrété par le gouvernement, qui a décollé à 9 h 40 de la base militaire de Reims. Destination, un temps gardée secrète par les autorités mais vite éventée : le Burkina Faso, ancienne colonie française d’Afrique, où l’islam est la confession dominante, et qui entretient de très bonnes relations avec l’Algérie.

Les six autres hommes sont restés en France, sous surveillance. Ainsi, Saïd Magri, en grève de la faim, a-t-il été assigné à résidence à Lille. Quant à Larbi Kechat, imam de la mosquée parisienne de la rue de Tanger, qui avait reçu le soutien de diverses personnalités, il est revenu hier à Paris. Un troisième, Abdeslam Ouili, a été assigné à résidence au Blanc, dans l’Indre. Un quatrième, Sara Ramani, un étudiant en électronique de 29 ans, a été assigné à résidence dans un petit bourg de Seissan, à une vingtaine de kilomètres d’Auch, dans le Gers.

Pour tous prenait donc fin un séjour forcé et parfois mouvementé à Folembray. Il avait commencé au lendemain de l’assassinat de trois gendarmes et deux agents consulaires français, le 3 août dernier, à Alger. L’opération avait été comprise comme la réplique de Charles Pasqua aux islamistes. Très vite, les avocats des assignés avaient engagé une polémique avec le ministère de l’Intérieur. Leurs critiques portaient à la fois sur les conditions de l’assignation à résidence (surveillance policière, liberté de mouvement toute relative) et sur le silence observé par les autorités pour expliquer les motivations de cette mesure.

Le mois d’août était sur le point de s’achever ainsi. Entre grève de la faim, protestation des habitants appréciant modérément ce nouveau voisinage, et mise en garde contre la France lancée par le porte- parole improvisé des assignés, Djaffar el-Houari, président de la Fraternité algérienne en France. Deux « rendez-vous » avaient cependant été fixés dans la bataille juridique engagée entre avocats et ministère de l’Intérieur.

« Fait du prince »

Le premier était pris pour aujourd’hui devant le tribunal des référés, à Laon, où Charles Pasqua avait été assigné pour voie de fait, l’objectif des avocats étant de démontrer que l’assignation à résidence s’apparentait à une « détention illégale ». Hier, après l’expulsion, les avocats étaient, semble-t-il, décidés à se rendre malgré tout à Laon. Il paraissait cependant peu probable que le tribunal statue aujourd’hui sur une situation déjà dépassée.

La seconde procédure était engagée devant le tribunal administratif d’Amiens, en principe amené à se prononcer dans la première quinzaine de septembre. L’expulsion sur¬prise d’hier a donc permis à Charles Pasqua de court-circuiter ces voies judiciaires. Le régime de l’expulsion lui en laissait la possibilité. « C’est en effet une des rares mesures relevant encore du « fait du prince » », note Me Stéphane Maugendre, avocat spécialiste du droit des étrangers, qui critique toutefois « l’usage qui en est fait aujourd’hui, où la simple suspicion devient un élément à charge ».

C’est une ordonnance de 1945 qui régit « l’expulsion en urgence absolue ». Une telle mesure, administrative, doit remplir deux conditions (non cumulatives depuis la loi Pasqua de 1993) : une urgence absolue et une nécessité impérieuse pour la sûreté de l’Etat ou la sécurité publique. Par; ailleurs, si l’étranger frappé d’une mesure d’expulsion établit « qu’il ne peut ni regagner son pays d’origine ni se rendre dans aucun autre pays », il « peut être astreint à résider dans les lieux qui lui sont fixés ».

C’est en théorie le cas de figure de Folembray. Dès le début, le ministère de l’Intérieur avait déclaré que les occupants de la caserne, sous le coup d’un arrêté d’expulsion, devaient eux-mêmes chercher un pays d’accueil, et que, dans l’Intervalle, ils étaient assignés à résidence. Version aussitôt réfutée par les avocats, qui indiquaient que les assignés ne pouvaient guère communiquer avec l’extérieur, et encore moins se dénicher une « Invitation » à l’étranger. Dialogue de sourds, donc, que les tribunaux n’auront sans doute pas le loisir de trancher. Au-delà des questions de procédure et de forme, les critiques s’élevaient hier sur l’opacité observée par les autorités depuis le début de l’affaire. Avec une question récurrente : que reprochait-on exactement à ces vingt-six personnes ? En la matière, le ministère de l’Intérieur n’avait pas, juridiquement, l’obligation d’apporter des précisions sur ses soupçons ou griefs à l’égard des assignés. Au cours du mois, les arrivées successives de ces 26 personnes – 25 Algériens, 1 Marocain – à Folembray avaient été justifiées par « leurs activités en relation avec un mouvement qui prône et pratique la violence et le terrorisme ».

Hier, après l’expulsion, le communiqué du ministère indiquait qu’ils avaient été « signa-lés par les services de police comme se livrant à des activités susceptibles de présenter des dangers pour la sécurité de nos compatriotes ». Ce genre de formule fait inévitablement bondir les avocats. « On a tapé au pif ! » lance Me Philippe Petillault. « Cela a des relents de ratonnade », estime pour sa part Me Dupond-Moretti.

La plupart des occupants de la caserne avaient une « façade » relativement anodine. Des étudiants, des commerçants, un imam, etc. Sept d’entre eux avaient déjà fait l’objet d’une précédente assignation à résidence, à l’automne 1993, lors de l’opération « Chrysanthème ». Cette « rafle » dans les milieux supposés islamistes avait été organisée après l’enlèvement d’un couple de Français, les époux Thévenot, en Algérie.

« Façade » anodine

De leurs clients, les avocats ne possèdent souvent qu’un curriculum vitae relativement succinct. Et seraient fondés, selon eux, à connaître les éléments retenus contre eux par les pouvoirs publics. De son côté, le ministère de l’Intérieur observe un mutisme complet sur le sujet. Conclusion des avocats : si des charges sérieuses avaient existé, des poursuites auraient été engagées. Ce qui n’a jamais été le cas – aucun des assignés de Folembray n’avait fait l’objet de poursuites judiciaires, et ce qui tendrait à prouver, disent, les conseils, que les dossiers sont vides.

En un mois, peu d’informations sont finalement parvenues sur ces vingt-six hommes. Voici le portrait rapide fait par Me Petillault d’un de ses clients : « Ali Amar, la trentaine, marié, trois enfants. Cet étudiant, en cours de thèse dans un domaine scientifique, habitait à Orléans avec sa famille. Depuis l’automne dernier, il avait été assigné à résidence dans le Cantal. Il se déclare lui-même sympathisant de la Fraternité algérienne en France et du FIS, mais il n’est membre d’aucune de ces organisations. Il était arrivé en France il y a quatre ans pour poursuivre ses études. » Biographie incomplète, mais qui le restera sans doute.

Par ailleurs, les conseils soulignent les « problèmes humains » soulevés par l’expulsion : des familles restées en France, des professions ou des études brusquement inter¬rompues. Les expulsés seront « libres de leur mouvement et pourront aller là où ils veulent quand ils le souhaitent », indiquait hier le ministre des Affaires étrangères du Burkina Faso. Tout au long de la journée, un léger malentendu semblait planer sur le nombre exact de passagers à bord du Boeing 737 parti de Reims : 20 pour la France, 19 pour le Burkina. Hier matin, dans un ministère de l’Intérieur visiblement satisfait du tour pris par les opérations, ne répondait-on pas que l’avion avait pris la direction du «triangle des Bermudes» ?