La nuit amnésique d’un meurtrier

logo-liberation-311x113 Michel Henry, 05/09/1991

La cour d’assises de Bobigny a condamné hier à 18 ans de prison Hachi Abdi, meurtrier de sa femme. Le coupable, même s’il reconnaît les faits, ne se souvient de rien. Jugé sincère par les experts.

Hachi Abdi a tué sa femme. Hachi ne s’en souvient pas. Il l’a frappée, étranglée, transpercée. « Il l’a tuée trois fois en l’espace d’une demi-heure», dira le médecin-légiste, mais sa conscience n’en a pas gardé trace. Hachi s’est couché aux côtés du cadavre, a dormi, s’est réveillé pour nourrir le bébé, s’est rendormi : il n’a, dit-il, rien remarqué. «Ça fait deux ans que je cherche à savoir ce qui s’est passé, explique-t-il à la cour d’assises de Bobigny. Par la suite, les policiers m’ont dit que j’étais très violent, le juge d’instruction m’a même montré des photos après lesquelles j’ai fait des cauchemars. Mais je ne vois plus rien, c’est tout noir.»

Amnésie réelle ou auto-suggérée?

L’expert psychiatre Daniel Zagury la trouve «sincère» et ne s’étonne pas: « La criminologie clinique nous montre souvent ce type de comportement – surtout dans les crimes passionnels. Le sujet se souvient du premier geste. Ensuite, son champ de conscience est occulté par l’action. » Premier geste, pour Hachi: un coup de téléphone. Le combiné s’est brisé sous La violence du coup contre le crâne d’Awa. Ensuite,pour Hachi, le brouillard, «un état semi-crépusculaire »,  dit Le psy.

Ça lui est déjà arrivé une fois, en 87. Après un accrochage en voiture, Hachi s’est aperçu qu’il n’était pas assuré comme il le croyait. Il en voulait au courtier. Ensuite, Hachi a eu une absence. « Quand je me suis réveillé, j’étais dans ma voiture, dans la vitrine de l’assurance. » Il sera condamné à trois mois de prison avec sursis, ira voir un psychiatre, sans suite.

La vie a ainsi de ces violences, avec Hachi, et il rend coup pour coup, même s’il semble tout doux, dans le box avec son profil à la Gérard Jugnot, dégarni et rondouillard. « Gentil, serviable », selon les témoins, calme, posé, poli. Sous contrôle. Ses défenseurs sont divisés. Me Stéphane Maugendre plaide l’élément psychiatrique; Me Marxon-Milhaud évoque la dérive d’un mari et d’un père bafoués. Sa cousine Awa, il l’a vue naître, grandir, il l’a mise enceinte, a dû l’épouser. « Voilà, c’est la tradition ». Hachi avait 21 ans, Awa 15. C’était en 1971 à Djibouti, quartier 7, le début d’un couple à éclipses. Hachi est aide-mécanicien, aide-vendeur, puis il quitte le pays sa femme et sa fille Sirad, voyage trois mois en Afrique, débarque en France, devient cariste, chauffeur-livreur. En 75, il s’engage dans l’armée française. Quatre ans passent avant que Hachi, muté à Djibouti, rejoigne Awa et Sirad. « Pour retrouver la confiance de père, j’ai dû y consacrer six mois. Je lui donnais trop d’amour.»

En 81, Hachi change d’uniforme. La République de Djibouti est jeune, indépendante depuis 1977, elle a besoin d’hommes d’expérience. Mais Hachi est déçu par ces militaires «qui n’en sont pas». Il quitte à nouveau le pays et sa famille pour l’Arabie Saoudite. Travaille trois ans chez un sultan, gagne bien sa vie et installe sa petite famille en France.

Mais la Sirad qu’il retrouve après cette nouvelle absence n’est plus la même : « Quand j’étais en Arabie Saoudite, on a fait croire à ma fille que je les avais abandonnées.» Hachi n’arrive pas à redresser la barre ; Awa et ses filles -Sirad, Ayen née en 78, (puis Beggan, née en 88)- font corps contre lui. «Awa et Sirad me faisaient la gueule, jamais elles ne souriaient. Mon épouse adorait l’aînée et lui cédait tout. Je n’avais pas de rôle de pire. » Hachi travaille, chauffeur-livreur dans des boîtes d’intérim, « quatorze heures par jour». De temps en temps, il boit.

Disputes, à cause de Sirad, toujours, «qui joue la patronne». Ruptures, réconciliations. Awa fuit pendant quatre mois, seule, puis revient. Juillet 88, elle part à nouveau avec les fûtes, cela dure un an : la Ddass, les foyers…-Juillet 89, elles reviennent à l’appartement de Bondy. L’accalmie dure un mois, le temps des vacances de Sirad à Djibouti.

Août 89, Sirad, 18 ans, atterrit à Orly sans les cadeaux réclamés par son père. Hachi voulait du qat, cette douce drogue qui provoque l’euphorie puis le repos des nerfs, et que les hommes mâchent à Djibouti. Hachi la harcèle toute une semaine. Lundi 21 août 89, il rentre tard, ivre, réveille Sirad, la menace avec un couteau, lui enjoint de partir. Awa, la mère, le frappe à la nuque avec une planche a découper. Le sang coule, Sirad s’enfuit «J’avais pensé qu’étant le gros problème, si je partais, il ne se passerait rien, expliquera-t-elle. Mais il s’est défoulé sur ma mère. »

Mardi 22, c’est le trou noir. Pas de témoin, pas de souvenir. Mercredi 23, à 7h, Hachi découvre à son réveil le cadavre ensanglanté de sa femme à ses côtés. Il appelle la police. Awa est morte depuis plus de douze heures, d’une hémorragie interne consécutive à l’éclatement du foie. Les coups dans l’abdomen ont été très violents, comme ceux à la tête. Il y a eu, aussi, tentative de strangulation, puis perforation du vagin avec une tringle à rideaux. Hachi reconnaît les faits, poliment mais ne se souvient pas.

Il a été condamné hier à 18 ans de réclusion criminelle, la cour Lui accordant les circonstances atténuantes.