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L’affaire du ressortissant algérien condamné

Photo Stéphane Maugendre
Photo Stéphane Maugendre

« Monsieur le Président, Mesdames du Tribunal,

vous est soumis aujourd’hui non seulement un dossier de principe mais aussi le dossier d’un homme, d’un homme au parcours étrange.

Monsieur N. est né en France en 1961 -, il est de nationalité algérienne.

Il a toujours été scolarisé en France.

Il a toujours, depuis sa sortie de l’école, exercé un emploi en France.

Sa famille, arrivée en France en 1950, y a toujours résidé.

Toutefois, en 1978, son père, éboueur pour la ville de Paris, a décidé de retourner en Algérie pour des raisons religieuses. Il y est décédé quelques années plus tard.

Monsieur N., lui, malgré de nombreuses pressions paternelles, est resté en France comme ses frères et sœurs.

Sa mère, de nationalité algérienne, âgée de 72 ans, vit toujours en France. Ses six frères et sœurs sont tous nés en France ou ont la nationalité française et résident tous en région parisienne.

Il n’est allé en Algérie que deux fois dans toute son existence, durant des vacances scolaires.

Ainsi, toutes ses attaches culturelles, toutes ses attaches sociales, toutes ses attaches familiales sont en France, voire françaises.

Mais, à peine majeur, il est condamné à 18 ans de réclusion criminelle pour vols avec port d’arme et viols commis sous la menace d’une arme. En détention, Monsieur N. a cherché à préparer son avenir en suivant des études et une psychothérapie pour comprendre les raisons de son acte.

Il prépare et obtient le BEPC et des examens du CNAM (mathématiques supérieures, physique, électricité et électronique).
Il participe à des stages de droit, d’électronique et de secourisme.

Tous ses éducateurs, tous ses professeurs et toutes les personnes qui l’ont côtoyé lors de son travail en prison soulignent le sérieux et le changement exceptionnellement important de Monsieur N.

Toutefois, en 1993, Monsieur le ministre de l’Intérieur lui notifie un arrêté d’expulsion au motif que : « en raison de son comportement l’expulsion de cet étranger constitue une nécessité impérieuse pour la sécurité publique ; que sa libération va intervenir, qu’il y a en conséquence urgence absolue à l’éloigner du territoire français

C’est cet arrêté d’expulsion qui est déféré à la censure de votre tribunal. Je ne reprendrai pas les points suivants évoqués dans mon recours et mon mémoire :
– Incompétence du signataire
– Absence de motivation (au sens de la loi du 11 juillet 1979 relative à la motivation des actes administratifs)
– Violation de l’article 26 de l’ordonnance du 2 novembre 1945.

Toutefois, j’entends reprendre quelque peu la violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Rappelons d’abord un passage de la décision de la Commission européenne des droits de l’homme dans l’affaire Beldjoudi qui considère que « l’arrêté d’expulsion ne saurait être considéré comme nécessaire « dans une société démocratique », dans la mesure où la loi du 20 décembre 1966 modifiant l’ordonnance du 21 juillet 1962 est contraire à la législation de l’ensemble des pays membres du Conseil de l’Europe qui considèrent dans leur ensemble comme étant des nationaux les personnes qui sont nées sur leur territoire de parents qui y sont nés eux-mêmes ».

(Vient ensuite une analyse des décisions :
– Conseil d’État, 19 avril 1991, affaire Belgacem/Ministère de l’Intérieur,
– Cour européenne des droits de l’homme dans les affaires Mousta- quim/Belgique et Beldjoudi/France).

Monsieur N. se trouve être dans la même situation que les trois exemples que je viens de citer.

Toutes ses attaches culturelles, sociales et familiales sont en France voire françaises, je dirais même plus : il est français.

Vous sanctionnerez donc Monsieur le ministre de l’Intérieur.
Autre point, l’erreur manifeste d’appréciation voire l’erreur de droit commise par Monsieur le ministre de l’Intérieur.

Le Conseil d’État, par un arrêt de principe en 1977, avait affirmé que l’autorité décisionnaire devait apprécier la situation au jour non des faits mais au jour auquel il prenait sa décision.

Cet arrêt, qui à ma connaissance ne semble pas avoir fait grande jurisprudence malgré ces considérants de principe, vient d’avoir son frère jumeau au mois de janvier de cette année en matière d’expulsion.

Concernant notre affaire, le directeur de la maison d’arrêt souligne l’excellent comportement de Monsieur N. et le changement de celui-ci : «Je puis attester que du point de vue de la prévention spéciale qui doit prendre en considération les gages et les efforts d’insertion fournis par l’intéressé, elle (l’expulsion) revêt un caractère somme toute très pénalisant ». Le premier juge de l’application des peines vous a écrit, Monsieur le Président, en ces termes :
«… il apparaît que N., incarcéré alors qu’il avait à peine sa majorité, a engagé de réels efforts en vue d’une réinsertion déjà sérieusement amorcée, et que sa présence en France ne semble pas constituer un grave trouble pour la sécurité publique ».

Qui donc mieux que ces deux personnes peut avoir un avis plus éclairé sur l’évolution de ce jeune homme ?

Peut-on parler d’évolution ou de miracle ?

Eh bien, Monsieur le ministre de l’Intérieur ne semble pas comprendre que l’homme change,

il ne semble pas comprendre ce qu’est la peine,

il ne semble pas comprendre que des magistrats, des éducateurs, des chefs d’entreprise et parmi eux les plus courageux et dévoués, peuvent travailler à la réinsertion des délinquants et qu’ils y arrivent.

Pour Monsieur le ministre de l’Intérieur, Monsieur N. est toujours celui qui a commis les actes pour lesquels il a été condamné, puisqu’il va même jusqu’à affirmer : « à eux seuls ils justifiaient l’impérieuse nécessité de l’expulsion ».

Pour cela vous annulerez sa décision.

Merci.

Double peine : Une réforme courageuse, inachevée

d99c31a04911dddfeb364fc8d90af056 Stéphane Maugendre, Avocat, Bureau du SAF, mars 1992

Photo Stéphane Maugendre

La loi du 31 décembre 1991, renforçant la lutte contre le travailclandestin et la lutte contre l’organisation de Centrée et du séjour irrégulier (JO du 1er janvier 1992) réforme l’Ordonnance du 2 novembre 1945 relative à l’entrée et au séjour des étrangers sur le territoire français et l’article L.630-1 du Code de la Santé Publique.

1.COURAGEUSE:

Cette loi renforce la protection des étrangers ayant des attaches familiales et sociales particulièrement fortes avec la France (époux ou enfants français, durée du séjour en France importante, arrivée en France avant l’âge de 10 ans) contre les mesures d’éloignement administratives (arrêtés ministériels d’expulsion et arrêtés préfectoraux de reconduite à la frontière) ou judiciaires (interdiction du territoire français pour séjour irrégulier ou refus d’embarquement et infraction à la législation sur les stupéfiants).

Enfin, abrogeant le dernier alinéa de l’article L.630-1 du Code de la Santé Publique (issu de l’article 8 de la loi n’ 87-1157 du 31 décembre 1987) elle permet aux personnes touchées par une interdiction définitive du territoire français d’introduire une requête en relèvement de cette mesure.

Cette loi est renforcée, pour son application, par une circulaire en date du 22 janvier 1992 du Garde des Sceaux à l’attention des Procureurs Généraux et de la République.

Cette circulaire demande aux Parquets d’une part que les requêtes en relèvement d’interdiction du territoire français soient “soumises dans les meilleurs délais possibles aux juridictions compétentes », d’autre part qu’ils prennent des conclusions “tirant toutes les conséquences des dispositions de la loi nouvelle à l’égard des personnes relevant d’une catégorie d’étrangers ne pouvant plus faire l’objet d’une mesure d’interdiction du territoire”, enfin qu’il soit sursis “à l’exécution de la mesure de reconduite i la frontière dans l’attente de la décision de la juridiction saisie ». Ainsi étaient tirées presque toutes les conséquences des décisions relatives à l’article 8 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme (Cour EDH, 18/2/91 Moustaquim c/Belgique; Commission EDH 15/3/90 Djeroud c/France ; 6/9/90 Beldjoudi c/France ; CE. 19/4/91 Belgacem c/M.I.).

Courage politique et crainte d’une condamnation européenne sont mêlés dans cette réforme, seule lumière dans le sombre tunnel du Droit des étrangers.

2. INACHEVEE:

Reste que cette réforme n’est pas totalement protectrice.

a) Côté Justice :

En effet, sont exclues de cette nouvelle protection les personnes qui seront condamnées pour production, fabrication, importation ou exportation de stupéfiants ou en cas d’association ou entente établie en vue de commettre ces infractions .

Reste que l’administration pénitentiaire et les services chargés de l’application des peines ne semblent pas toujours connaître ou prendre en considération cette loi pour les demandes de permission, de libération conditionnelle ou de semi liberté, ou lors de l’élargissement des personnes concernées.

Reste que certaines juridictions ont plus que des réticences à appliquer toutes les conséquences, même “rétroactives”, d’une telle réforme.

b) Côté Intérieur :

Quant au Ministère de l’Intérieur il affirme qu’il a “demandé aux Préfets par un télégramme-circulaire du 20 janvier 1992 de surseoir à l’exécution des interdictions du territoire français dont le relèvement aurait été sollicité des tribunaux et de le saisir dans tous les cas où un arrêté d’expulsion coexisterait avec une interdiction du territoire” et “dès lors que les étrangers concernés obtiendraient le relèvement de la peine d’interdiction du territoire et le cas échéant l’abrogation de la mesure d’expulsion, ils se verront remettre un titre de séjour de dix ans s’ils remplissent les conditions d’obtention du titre de plein droit”.

Sage déclaration dont il convient de prendre acte et de rappeler le cas échéant aux services des étrangers de nos préfectures, les pratiques préfectorales étant parfois très loin de la réalité légale !

Restent encore les étrangers frappés d’un arrêté ministériel d’expulsion pris avant l’application de la loi du 2 août 1989 (loi dite Joxe réformant l’ordonnance du 2 novembre 1945 et abrogeant partiellement la loi dite Pasqua, JO du 8 août 1989), soit par Monsieur Pasqua, soit par Monsieur Joxe (arrêtés dits Pasqua et Pasqua/Joxe) et qui ne pourraient plus, depuis celle-ci faire l’objet d’une telle mesure.

Ces mesures sont en rapport avec la double peine n’en déplaise aux Ministres concernés. Qu’est-ce qu’une mesure d’expulsion touchant un individu né en France, marié à une personne de nationalité française, ayant des enfants français, ou des parents et des frères et sœurs installés en France depuis deux ou trois générations ?

Reste surtout l’article 26 de l’ordonnance du 2 novembre 1945, la fameuse urgence absolue.

Cette mesure permet d’expulser en urgence absolue tout étranger -à la seule exception des mineurs de 18 ans “lorsque sa présence constitue une nécessité impérieuse pour la sûreté de l’État ou pour la sécurité publique” (article 26).

Si officiellement cette mesure n’est appliquée qu’en cas de crime de sang, trafic grave de stupéfiants, atteinte grave i la dignité de la personne humaine ou atteintes aux biens répétées et d’une gravité exceptionnelle, elle « n’est pas mise en œuvre de façon aussi exceptionnelle que ces circonstances permettraient de le supposer .

Il convient de remarquer que cette procédure ne présente aucune garantie au regard de la Convention Européenne des Droits de l’Homme : recours effectif, délai raisonnable…

Les récentes affaires dont la Presse s’est fait l’écho nous démontrent les débordements et le détournement de la loi auxquels le Ministère de l’Intérieur peut se livrer.