Le procès du «procès de masse».

logo-liberation-311x113 Franck Johannes, 09/09/1998

Cinquante-quatre personnalités condamnent les conditions d’audience

IMG_2042Ils sont cinquante-quatre a avoir signé l’appel: Danielle Mitterrand, l’abbé Pierre ou Théodore Monod s’opposent «aux procès de masse» comme celui de Fleury-Mérogis, «qui ne respectent ni le principe fondateur de la personnalisation des poursuites, ni le droit à un procès équitable, ni les droits de la défense». Parmi les signataires, dont la liste a été publiée hier par le Monde, figurent également la Ligue des droits de l’homme, SOS-Racisme, le Syndicat de la magistrature, mais aussi des élus communistes (Patrick Braouezec), socialistes ( Yann Galut), Verts (Alain Lipietz, Noël Manière), des cinéastes (André Téchiné, Robert Guediguian, Laurent Bouhnik ou Claude Confortés), des habitués (Gilles Perrault, Léon Schwartzenberg), mais aussi des personnalités plus surprenantes, comme le professeur de droit Jean-Jacques Duperoux ou le général Pierre Gallois.


Un collectif de cinquante avocats.

L’initiative n’est pas mince: hier, le procès Chalabi est sorti du prétoire et ce n’est plus seulement dans le gymnase de l’administration pénitentiaire de Fleury-Mérogis que se juge le sort des 138 membres présumés des réseaux islamiques. Les avocats de la défense, qui ont quitté l’audience mardi dernier, n’en reviennent d’ailleurs toujours pas. «Même si on remonte aux porteurs de valises (qui aidaient le FLN algérien pendant la guerre d’Algérie, ndlr), un collectif de cinquante avocats, ça ne s’est jamais vu, sourit Me Dominique Triquaud. Toutes les sensibilités sont présentent parce que ce sont des principes que nous défendons. » Pourtant, personne n’y croyait. «Le mouvement s’est radicalisé au fur et à mesure, explique Me Maxime Malka, ce qui est arrivé n’était pas prévisible une semaine plus tôt» D’autant que les prévenus suivent le mouvement. A Fleury- Mérogis, le président Bruno Steinmann poursuit d’une voix égale ses interrogatoires, dans une salle déserte depuis une semaine: 8 personnes dans le public hier, 10 prévenus libres sur 111 et 3 détenus sur 27.

Les avocats sont aujourd’hui une trentaine à se réunir trois fois par semaine pour mettre au pont la stratégie et sont suivis par une vingtaine d’autres sur les 70 avocats théoriques. On se réunit chez Françoise Cotta ou Dominique Tricaud, et ce n’est pas toujours facile. «Il y a des problèmes d’ego incroyables, souligne un participant, c’est ça le plus difficile à gérer.» Quelques avocats du collectif ne cachent pas qu’ils iront défendre le jour venu leur client, même s’ils restent solidaires de leurs confrères. D’autres ont des stratégies plus complexes, comme Me Lev Forster, qui a signé les conclusions demandant le renvoi du procès, mais est resté à l’audience. Me Joseph Cohen-Saban dénonce, lui, « l’envol outré et théâtral des robes noires » de ses confrères et assure qu’il faut «cesser de nous gargariser avec des mots tels que “stades” ou “casernes” en évoquant les conditions du procès». Me Isabelle Coûtant-Peyre lui en propose d’autres: l’avocate de Mohamed Chalabi dénonce avec nuance «la pratique des rafles selon des méthodes dignes de la Gestapo et de la Milice», la «torture pendant les gardes-à-vue» et, finalement, «les moyens terroristes» de la lutte antiterroriste contre ceux «qui ont une autre opinion politique que ceux des pouvoirs dominants».

«Dossier de merde».

Le problème est sans doute ailleurs, et c’est curieusement Mohamed Chalabi qui a touché le plus juste. Les avocats, «on n’a jamais cru en eux, a dit mercredi l’accusé principal. Avec ce dossier de merde, ces 70000 feuilles, ils n’ont même pas été foutus de trouver une connerie pour tout faire annuler. Où ils sont, les procéduriers?». Effectivement, pas un avocat n’a soulevé de moyens de nullité pendant l’instruction, la chambre d’accusation n’a pas eu à débattre de la disjonction du dossier en plusieurs procès. Les avocats ont signé le feuilleton de l’audience (la feuille d’émargement), et les prévenus ont accepté de comparaître le premier jour. Du coup, le procès est réputé contradictoire, et a pu légalement commencer. Il peut désormais continuer, jusqu’au ridicule, même en l’absence des parties. Le garde des Sceaux, qui a reçu hier deux représentants de l’ordre des avocats, leur a expliqué qu’il n’était pas question de faire pression sur un tribunal quel qu’il soit, et que chacun devait prendre ses responsabilités.

Pourvois en appel et en cassation.

«On a été nul, reconnaît un avocat, on s’y est pris trop tard. Mais moi, par exemple, j’ai fait libérer mon client trois mois après son interpellation, en 1994. Il n’avait pas un rond, il a disparu, j’ai classé le dossier. Trois ans après, il revient me voir. Qu’est-ce que je pouvais faire?» Le collectif a cependant organisé une riposte, sur trois fronts. Onze avocats ont fait appel de la décision du président Steinmann de refuser la mise en liberté des détenus, mais le moyen est fragile. Ensuite, une quarantaine de recours devant la Commission européenne des droits de l’homme ont été déposés par Me Alain Mikowski. Mais toutes les voies de droit n’ayant pas été épuisées, il faudra sans doute attendre le jugement du procès Chalabi, puis son appel et les pourvois en cassation pour faire aboutir la procédure à Strasbourg. Le résultat est attendu «vers 2001 ou 2002». Dernier moyen, le plus solide, la requête en suspicion légitime contre le tribunal, engagé par 64 prévenus et déposée par Me Arnaud Lyon-Caen. La Cour de cassation pourrait se réunir le 23 septembre et rendre sa dérision dans la journée.

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