«Je n’imaginais pas que ma vie privée dépendrait de 4m²»

Dounia Hadni ,

Depuis décembre, Libération suit au long cours des parcours d’étrangers croisés dans les files d’attente devant les préfectures. Pour ce quatrième épisode, rencontre avec Rebecca et Kamel, deux personnes étrangères qui vivent en France depuis plusieurs années et qui ont épousé un étranger non-résident en France. A cause des retards pris par l’administration, des démarches fastidieuses, tous deux ont mis leur vie familiale, personnelle et professionnelle en suspens.

Pour Rebecca et Kamel, qui disposent d’une carte de résident de dix ans, c’est le parcours du combattant pour réunir leur famille. Après avoir subi des retards de deux ans de la préfecture de Bobigny (en Seine-Saint-Denis) alors que la procédure est censée durer six à neuf mois maximum. Tous les deux sont pénalisés par des problèmes différents : les ressources, pour l’un, et la superficie du logement, pour l’autre. Rien d’étonnant pour Stéphane Maugendre, avocat spécialisé dans le droit des étrangers, qui assure que la législation se durcit depuis des années concernant le regroupement familial, notamment à cause de la teneur des débats politiques. Pourtant, il s’agit d’un phénomène minoritaire et très encadré : sur près de 215 000 entrées d’étrangers par an, seulement 12 000 personnes viennent dans le cadre du regroupement familial (chiffres 2015 de la direction générale des étrangers en France (DGEF)). Par ailleurs, aucune allocation ou aide sociale n’est prise en compte dans le calcul des ressources du couple.

Rebecca, mère de famille camerounaise de 32 ans, gestionnaire de recouvrement et contentieux, qui a deux garçons de 5 ans et 1 an, n’a pas retrouvé son mari, resté au Cameroun, depuis un an. Son petit dernier n’a pas vu son père depuis sa naissance. Ce qui n’était censé être qu’une démarche administrative pénible d’une durée de six mois s’est transformé en déchirement familial à durée indéterminée.

Alors qu’elle a un titre de séjour de dix ans qui court jusqu’en 2025, elle reçoit dix-huit mois après le dépôt de sa demande un refus du préfet à cause de ses revenus, jugés insuffisants. Elle fait un recours auprès du ministère de l’Intérieur, en prouvant que la préfecture a confondu son salaire brut avec le net : le minimum demandé pour quatre ou cinq personnes, est de 1 272 euros net mensuel sur les douze derniers mois précédant la demande. Or, elle, gagne 1 307 euros net. Argument que le ministère balaye en prétextant, cette fois-ci, son absence de CDI : «Quand bien même le montant de vos ressources serait suffisant, celles-ci ne présentent pas un caractère de stabilité avéré» (Libération a pu consulter le document).

«Depuis sa naissance, mon fils n’a toujours pas vu son père»

«Regardez ce qu’ils ont osé m’écrire : « Vous n’établissez pas être dans l’impossibilité de rendre visite à votre époux qui réside au Cameroun. »» Avant d’ajouter : «Je suis seule avec deux enfants. Depuis sa naissance, mon fils n’a toujours pas vu son père, et voilà la réponse que j’ai : on me suggère des vacances. Je le prends comme une insulte», dit Rebecca, visiblement émue.

Surtout que c’est la préfecture elle-même qui exige qu’elle soit toujours en activité. Et comme elle cumule les CDD, elle ne peut pas se permettre de prendre des vacances. Sans oublier le prix très élevé des billets d’avion pour le Cameroun dont le montant pourrait servir, justement, à financer les besoins de sa famille.

Rebecca espère saisir le tribunal pour invalider cette décision du préfet. Mais elle dispose d’un délai de deux mois, trop court pour payer les frais d’avocat qui s’élèvent à 3 000 euros environ ; aucune aide juridictionnelle n’étant mise à la disposition des étrangers pour ce genre de procédures.

En dernier recours, elle adresse un courrier au ministre de l’Intérieur, Bruno Le Roux, avec l’aide de la Cimade (une association de solidarité active avec les migrants). Mais si cette énième tentative se solde par un refus, Rebecca sera obligée d’attendre un an pour reconstituer son dossier. Ce qui l’amène à patienter au moins trois ou quatre ans avant d’aspirer à nouveau à une vie de famille. D’ici là, ses enfants auront 9 et 5 ans.

«Ma vie est mise sur pause»

Kamel a 40 ans. De nationalité tunisienne, il est jardinier en CDI à la mairie de Pantin depuis son arrivée en France, il y a six ans. Détenteur également d’une carte de résident de dix ans, il reçoit dans un premier temps un avis favorable à sa demande de regroupement familial avec sa femme, qui habite à Tunis, après deux ans et demi d’attente. Sauf que sa femme tombe enceinte entre-temps et sa fille naît un mois après l’émission de l’avis favorable. La préfecture se rétracte, car si son logement remplit toutes les conditions de salubrité et d’équipement exigées, sa surface de 28 m2, pose problème. Avec un bébé, il faut un minimum de 32 m2. Il manque donc 4 mètres carrés.

Quand on le rencontre début février, il est en arrêt maladie depuis quelques semaines après un diagnostic d’hypertension due à un stress intense. Il croyait pourtant arriver au bout du tunnel. «J’ai cru que j’allais devenir fou, dit-il. Pour que ma femme puisse me rejoindre rapidement, j’ai pris le premier emploi qui s’est présenté à moi alors que je suis ingénieur spécialisé dans la phytopharmacie. Je ne pouvais pas prendre le risque de faire une formation pour valider mes diplômes ici : aux yeux de la préfecture, j’aurais été chômeur. J’ai refréné mes désirs d’enfant pour éviter les problèmes alors que j’ai presque 40 ans. Tous ces sacrifices, je les ai faits, sans imaginer tous ces retards. Sans imaginer que ma vie familiale dépendrait de 4 m2».

En janvier 2017, Kamel fait un recours gracieux pour sa femme et sa fille âgée maintenant de trois mois en précisant qu’il s’apprête à déménager de son logement HLM de 28 m2 pour un HLM de 37 m2. En mars, il signe enfin son contrat de bail. Aujourd’hui, il reprend le travail, part en vacances en Tunisie voir sa femme et sa fille mais il n’est toujours pas serein. Ce sentiment, il l’a perdu, du moins jusqu’à ce que sa famille soit près de lui. Surtout que la réception d’un avis favorable de la préfecture n’est qu’une première étape : il faut ensuite que le conjoint obtienne un visa de trois mois au consulat de son pays d’origine, se déclare à l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), multiplie visites médicales et tests de français.

«J’ai failli abandonner à plusieurs reprises, confie-t-il. Ce qui me retient, c’est tout le temps que j’ai perdu… La boîte aux lettres est devenue ma seule obsession. Ma vie est mise sur pause, les tensions se sont multipliées au sein de mon couple, je n’ai plus goût à rien, je ne vois plus mes amis alors que je suis quelqu’un de très sociable, je suis devenu incapable de faire le moindre projet à court terme.»

L’avocat Stéphane Maugendre commente ce cercle vicieux : «Le principal problème est celui des délais à rallonge, plus poussés dans certaines préfectures, qui fait que la situation du demandeur aussi bien que la législation risquent de changer entre-temps.» Et l’avocat de rappeler dans la foulée tous les blocages qui peuvent advenir : «Admettons que l’avis de la préfecture soit favorable, celle-ci réclame néanmoins vos trois dernières fiches de paye. Il suffit donc d’une maladie, d’un licenciement (les aléas de la vie) pour remettre le compteur à zéro.» Interrogée sur les délais de traitement des demandes de regroupement familial, la préfecture de Seine-Saint-Denis n’a pas donné suite.

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