Les étrangers, au « bon vouloir » de la préfecture de police de Paris

index Nathaniel Herzberg, 02/12/1995

LES DOIGTS accrochés à la barre, la tête légèrement rentrée dans Ies épaules, l’homme vacille. Ces question qui résonnent à ces oreilles, Il les a déjà entendues souvent. Posées par des avocats d’étrangers en situation Irrégulière tentant de défendre leurs clients, ou par des associations de défense des droits de l’homme, inquiètes des dérapages de l’administration… Mais cette fois, c’est Jean-Jacques Monfort, président de la 17ème chambre correctionnelle qui l’interroge. Et lui, Daniel Monedière, chef du 8ème bureau de la direction de la police générale, chargé de l’éloignement des irréguliers à la préfecture de police de Paris, est dans la position de l’accusé.

A l’écouter, il n’a pourtant pas pensé à mal en écrivant cette note, le 15 décembre 1994. Il entendait simplement «trouver une parade aux arguments des avocats ». Et voilà que ces mêmes avocats, ceux du Syndicat de la magistrature SM) et du Syndicat des avocats de France (SAF), auxquels se sont joints le Groupe d’information et de soutien aux travailleurs immigrés (Gisti), la Cimade, le MRAP et l’association de défense du droit des étrangers (ADDE), l’accusent d’avoir détourné la loi et le poursuivent pour «abus d’autorité». Non, «honnêtement», il ne comprend pas.

Cette note? Trois paragraphes, envoyés au commandant du centre de rétention du Mesnil-Amelot (Seine-et-Mame). «Afin d’éviter que les avocats des étrangers concernés ne demandent au juge de se déclarer incompétent, il est devenu d’usage de faire transiter par le centre de rétention de Paris les étrangers en provenance du Mesnil-Amelot De cette manière, un ordre d’extraction du dépôt est émis et les étrangers sont conduits à l’audience comme s’ils étaient retenus au dépôt » Une simple question de géographie, assure-t-il. Bien sûr, il connaît le décret du 13 juillet 1994, selon lequel le juge délégué compétent pour prolonger la rétention administrative d’un étranger est celui du département ou se trouve le centre de rétention. Mais «les droits des retenus sont mieux défendus à Paris ».

Il s’explique : «A Meaux, il n’y a pas de magistrat, pas de greffier pour ces audiences. Et nous ne pouvons pas envoyer de fonctionnaire pour suivre les dossiers. » Le président Jean-Jacques Monfort s’interroge : «Ce fonctionnaire est-il indispensable pour défendre les droits des retenus ? ». « Cela permet un meilleur éclairage des situations, explique M, Monedière. D’ailleurs, depuis que j’ai pris mes fonctions en mai 93 et que j’envoie quelqu’un à I’audience, le nombre de libérations a considérablement chuté. » Le président Monfort s’agace : « Vous êtes en train de dire que vous modifiez, à votre guise, la compétence du Juge pour obtenir des décisions plus favorables. Ça ne vous semble pus choquant ? » « Non, monsieur le président! ». « Alors là, nous ne parlons pas la même langue, soupire le magistrat. Il y a des textes. Pourquoi la préfecture de police pourrait-elle choisir sa compétence selon son bon vouloir? » «C’est dans l’intérêt même de l’étranger », tente encore le prévenu. « J’ai l’impression que vous confondez les intérêts de l’étranger et ceux de la préfecture », assène le président.

« DU CHIFFRE »

La salle, largement acquise aux parties civiles, contient difficilement son plaisir. Des murmures montent, des rires fusent. Après plus d’une heure de vain dialogue, le président n’interroge plus Daniel Monedière, il le morigène : «Il faut que vous compreniez que les avocats sont des empêcheurs de tourner en rond. Ils sont là pour défendre leur client Ici, on s’y est fait. Il faut que l’administration s’y fasse. Lorsqu’il existe une règle, notre devoir c’est de l’appliquer, pas de la contourner. »

Les uns après les autres, les avocats des parties civiles dénoncent l’arbitraire administratif. « Cela fait quinze ans que le juge est chargé de contrôler la rétention, quinze ans que l’administration s’y oppose et considère les magistrats comme des auxiliaires d’une procédure administrative, martèle Me Simon Foreman, au nom du SM. « Le seul objectif, c’est de faire du chiffre, poursuit Me Danielle Matte-Popelier, avocat du SAF. Alors on se soucie fort peu de valeurs qui nous semblent essentielles, comme le respect des lois. » « Vous avez à dire le droit dans un cas particulier qui est le reflet de tout un comportement de l’administration, ajoute Me Tcholakian, pour le Gisti. On a déclaré la guerre à l’immigration clandestine. Mais à la guerre tout est permis. (…) Je ne crois pas que vous ayez à faire à Eichmann, à Bousquet, ou à Darquier de Pellepoix. Mais je crois que vous devez punir ce braconnage de manière particulièrement sévère, si¬non ce sera un blanc-seing donné à l’administration. »

Après avoir plaidé l’irrecevabilité, Me Martin-Comnene a demandé la relaxe de M. Monedière. Constatant que l’«abus d’autorité»- passible de cinq ans de prison et 500 000 francs d’amende – suppose qu’un fonctionnaire ait « tenté de faire échec à l’exécution de la loi », il a estimé que la contestation portait ici sur « un simple décret », argument développé, à l’identique, par le substitut du procureur, François Reygrobellet.

Jugement le 4 janvier.

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