Les bourrasques de la réforme

logo-sud-ouest-journal-annonce-legale Jean-François Barré, 03/11/1990

_DSC0003Au congrès du SAF. le Ministre n’a pas éteint le feu qui couvait. La brise de l’aide légale a même bien soufflé sur des braises qui pourraient bien enflammer le monde de la justice. Avocats en tête. L’histoire qui se répète. Et la grève qui repointe son nez.

Bien avant l’ouverture du con-grès du SAF, la chancellerie qui en avait comme c’est l’usage, pris connaissance, avait qualifié le rapport de Marc Guillaneuf de « tonique ». Comme la brise iodée qui secoue fort autour du palais des congrès des Minimes. Qui souffle aussi dans les travées du grand amphithéâtre jusqu’à décoiffer l’ombre d’un Garde des Sceaux qui plane encore sur toutes les commissions au travail. La visite de courtoisie d’Henri Nallet jeudi, ses demi-mesures et ses réserves n’ont convaincu personne.

La TVA sur les honoraires a même bien contribué à rallumer les braises d’un foyer que les professions de justice se sont évertuées à ne pas laisser mourir. Les promesses-éteignoir n’ont pas eu d’effet et l’engage-ment strictement calendaire du Ministre de la justice n’a pas joué les coupe-feu. Au contraire. L’étincelle « aide légale » a embrasé le congrès.

Pourtant le président avait insisté dès l’ouverture des travaux. Même avec l’impression de voir l’histoire des rencontres 89 se répéter, 90 ne serait pas le congrès de l’aide légale. L’actualité s’est chargée de remettre b sujet au goût du jour. Avec tout b piquant que lui confère le flou artistique harmonieusement dessiné autour du financement d’un projet au contenu pas encore vraiment défini.

Les avocats du SAF avaient prévu de s’interroger sur bien des questions. Hier, en commissions. en assemblée générale, ils n’ont pas pour autant fait l’impasse sur le droit de la famille, leurs problèmes professionnels, leurs honoraires, la réforme de leur profession. Mais c’est bien l’aide judiciaire qui s’en est subrepticement venu hanter les couloirs. Au gré des interventions, on a entendu causer « scandaleux que le Garde des Sceaux vienne nous dire qu’il n’y a pas d’argent pour l’aide légale », entendu causer droit des personnes, cher au SAF. On a surtout entendu causer « ras le bol » et « perspectives de l’arrêt de la suspension du mouvement de grève ». Avec la furieuse envie de donner toute son ampleur à la journée nationale du 15 novembre. En appelant à une grève qui devrait se trouver en bonne place dans les motions qui seront votées ce soir.

Le SAF, comme d’autres membres de l’intersyndicale, avait préféré calmer le jeu en attendant la position du nouveau Garde des Sceaux. Il n’a pas apporté grand chose et bien des hommes de robe lui ont trouvé des oursins au fond des poches. Suffisant pour que la grogne se fasse sentir de plus belle, quand les avocats font de l’accès pour tous à la justice une priorité, de la réforme de l’aide légale un préalable à toute discussion constructive.

Tout simplement parce que ce problème conditionne tous les autres. Parce que pendant des années les avocats ont pris sur eux; ont tenté de compenser les dérisoires indemnisations pour que tous aient accès à une même justice, parce que c’est un principe fondamental du droit, et parce que nous sommes tout particulièrement attachés au droit des personnes, estime Stéphane Maugendre, avocat du barreau de Bobigny. Mais au bout d’un moment on s’épuise»…

L’aide légale en guise de priorité? Pour ce jeune avocat, installé à Bobigny depuis 4 ans, c’est essentiel, à Bobigny, c’est 10% des commissions d’office sur 1% des avocats de France. Alors tout le monde en fait». Et tout le monde pâtit du système. Les «19 francs de l’heure», c’était les chiffres de Stéphane Maugendre (avocat), le passionné du droit pénal qui compte ses pertes sur des cinquante heures de dossiers d’assises que l’on indemnise 1000F. Qui s’interroge sur le principe de base de la profession, qui veut que l’on ne défende pas deux intérêts contradictoires, quand, financièrement parlant, ceux de ses clients sont contraires, aux siens.

Alors comme beaucoup de ses confrères, il tente de résoudre le problème «moral» qui se pose à sa conscience, s’interroge sur les choix à faire entre dossiers de commission d’office et dossiers «payants». Pas facile, quand au cabinet, l’un traite le civil, l’autre le pénal, quand plus d’un tiers des dossiers relève de l’aide judiciaire…

«On ne roule pas sur l’or. 10.000F par mois, c’est le maximum, sans rembourser les frais d’essence, avant d’avoir payé toutes les cotisations»… Au bout du compte, un revenu net mensuel plus près de 6.000 que de 8.000F. Et pourtant, il a pris une part active au mouvement de grève, pour bloquer la machine, quitte à ce que les justiciables ne s’y retrouvent pas forcément sur le moment. Mais c’était peut-être le seul moyen de mener à bien une stratégie de rupture sur quelques mois pour aboutir à une refonte du système». Mais il est clair que les avocats, s’ils refusent l’émergence d’une spécialité «défense du pauvre», ne peuvent faire abstraction des libertés individuelles, « celles qui préoccupent de moins en moins d’avocats, plus tentés par le droit des affaires, d’un bien meilleur rapport ». Alors que dans le même temps, l’avocat s’attend, dans le cadre de le refonte de l’instruction, à être de plus en plus présent dans le contentieux pénal.

Commission d’office ou pas, l’aide judiciaire, les avocats du SAF n’en démordent pas, reste «le» problème à régler. Pas simplement sur le plan de la «juste» rémunération de l’avocat. Chantal Fine le sait bien. Associée à Pontoise à Sylviane Mercier, elle voit passer, sur le total des affaires traitées par le cabinet, 60% de dossiers droit de la famille. «Et 70% des dossiers divorces sont du ressort de-l’aide judiciaire. Concrètement, c’est 22S0F par dossier, alors que les honoraires moyens perçus pour un client payant» pourraient être de 8 à 9.000F». Quand les frais professionnels restent les mêmes, ou presque…. Quand les délais de règlement dépassent l’entendement, quand les avocats sont payés pour leur travail parfois plus d’un an après l’ouverture du dossier…

«Un choix»

Et pourtant, au cabinet, Chantal Fine accepte toujours les dossiers d’aide judiciaire, « parce qu’il y a souvent urgence, parce que c’est un choix de notre part Même avec le risque de voir le client changer d’avocat en cours de procédure et ainsi ne rien toucher »…

Alors, la réforme de l’aide légale, elle l’attend aussi avec impatience. Pour le relèvement! du plafond pour les justiciables, comme une meilleure rémunération et de meilleurs délais de règlement parce que l’on arrive à un stade où financièrement ce n’est plus possible, parce que l’on ne peut pas « forcer » sur les autres clients « pour équilibrer ». Chantal Fine a accepté de gagner moins – aux alentours de 13.000F par mois – pour des raisons d’éthique. Mais à terme, dans son bureau aussi, les choses risquent de coincer…